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Société historique de la Saskatchewan

Des histoires

Utopie?

Il est un mot qui a aujourd'hui presque complètement disparu du vocabulaire des minorités françaises de l'Ouest: la survivance. Ce mot, quelquefois écrit avec la majuscule pour bien marquer que c'était une grande cause, a une saveur par trop amère; il dit bien ce qu'a été notre existence ici depuis la toute première heure, une lutte de tous les instants pour préserver la langue et la foi. Mais il se trouve plusieurs historiens pour affirmer qu'au moins une partie du clergé franco-catholique de l'Ouest ne parlait pas de la survivance de quelques îlots de langue française ici et là dans les Prairies, mais bel et bien de la conquête du territoire tout entier. À leurs yeux, la création d'un second Québec dans l'Ouest était non seulement désirable, mais inévitable!
C'est ainsi que M. l'abbé Jean Gaire, missionnaire-colonisateur au Manitoba et en Saskatchewan, exposa son plan dans les pages du Défenseur du Canada français et catholique. Cette humble revue, publiée d'abord mensuellement en 1898 puis trimestriellement à partir de l'année suivante, était destinée aux bienfaiteurs et aux bienfaitrices des oeuvres catholiques de France et de Belgique. Au printemps de 1902, l'abbé Gaire expliquait que des missionnaires avaient «mûri sur place un plan de campagne admirable». Prenant pour acquis que l'Ouest serait colonisé par 200 000 immigrants au plus, il suffisait que 50 000 franco-catholiques viennent créer des citadelles pour que, la forte natalité aidant, ils forment la majorité cinquante années plus tard. Était-ce véritablement là un plan de campagne, une intrigue tracée et menée par les missionnaires, ou n'était-ce qu'une utopie, fruit de l'imagination trop fertile d'un petit curé lorrain?

«L'absolue urgence de la colonisation catholique française au Canada n'est pas suffisamment saisie. On comprend difficilement, en France et en Belgique, qu'il ne nous reste plus que quelques années, soit pour préparer la conquête définitive de l'immense Canada presque aussi grand que l'Europe, soit pour le laisser NOUS échapper à jamais.

«Français et Anglais, catholiques et protestants cherchent depuis longtemps à se supplanter là-bas. Lequel des deux peuples doit enfin l'emporter sur l'autre? Nous le saurons avant 25 ans; la lutte séculaire atteint en ce moment sa phase DERNIÈRE.

«Il y a, au centre du Canada, une plaine d'une fertilité remarquable, grande deux fois comme la France. Jusque vers ces derniers temps les 3000 km de la forêt vierge qui couvre tout l'Est du Canada rendaient inabordables ces magnifiques régions. Cet obstacle formidable est maintenant levé depuis la construction d'un immense chemin de fer, traversant le Canada de part en part, de l'Est à l'Ouest. Les colons affluent aujourd'hui dans ces plaines si longtemps vides, les remplissent à vue d'oeil : et comme elles sont immenses et beaucoup plus fertiles que le reste du Canada, c'est là que se trouvera un jour le gros de la nation, un peuple de 30 à 40,000,000 d'hommes.

«Or les Anglais y accourent en proportion excessive; ils y viennent 10 protestants contre un catholique. Déjà un quart de ces régions est colonisé dans cette proportion alarmante; dans 25 années les trois autres quarts seront à leur tour presque partout occupés. Il devient évident que si nous ne disputons énergiquement désormais la colonisation de ce pays aux protestants Anglais, ils ne tarderont pas d'en devenir les maîtres absolus pour toujours.

«Serions-nous assez faibles, assez insensés pour laisser misérablement ce malheur se réaliser? Non, c'est inadmissible! Nous avons là-bas des missionnaires qui s'efforcent de conjurer ce malheur. Ils ont longuement mûri sur place un plan de campagne admirable; ils ont tout vu, tout pesé rigoureusement, ils connaissent le fort et le faible de l'un et de l'autre côté; l'immigration supérieure des protestants d'une part, la natalité réellement merveilleuse des catholiques de l'autre, 40 naissances parmi les Canadiens français par 1,000 habitants, 20 seulement chez les protestants Anglais.

«Dans ces conditions, la victoire finira avec le temps par revenir aux catholiques, si nous leur envoyons maintenant des émigrants suffisamment nombreux, avec lesquels des citadèles catholiques seront judicieusement fondées à part, qui laisseront ensuite la vie déborder victorieusement tout autour. Sachez-le: 200,000 colons environ auront colonisé les plaines du Canada Central dans l'espace de 25 ans. Il est nécessaire que le quart de ces gens soient de notre race. Pendant que la France, la Belgique et l'Alsace-Lorraine nous en enverront 25,000, le Canada français Oriental nous en prêtera 25,000 autres qui viendront encadrer solidement les premiers.

«Les nôtres ne seront alors qu'une minorité imposante mais savamment disposée. Cinquante années plus tard les rôles seront complètement changés; la natalité merveilleuse des Canadiens français leur aura donné sur les protestants anglais une majorité de plus en plus compacte. Dès lors sera assuré le sort de la Nouvelle-France qui comptera un jour plus de 75,000,000 de catholiques.

«Or ce merveilleux résultat nous le devrons à quelques milliers de colons venus à leur heure et solidement établis dans les plaines du Canada sous l'habile direction de généreux missionnaires.

«Ne voyez-vous pas en cela la mission des missions des temps présents! Les temps présents sont très durs: la France catholique tyrannisée doit soutenir chez elle des oeuvres multipliées; mais le Canada n'est-il pas sa chose? Après l'avoir formé, elle doit le maintenir en lui donnant quelques missionnaires, quelques pionniers, avec quelques offrandes.

«Ces légers sacrifices, en sauvant le Canada, loin de perdre la France, appelleront sur elle les bénédictions du ciel. Oui, c'est notre indestructible espérance, un magnifique avenir attend les deux Frances, celle d'Europe et celle d'Amérique; leur premier intérêt est de s'aider aujourd'hui afin de pouvoir mieux s'aider plus tard! Ne mourons pas! sachons au contraire préparer à notre race un nouvel avenir de gloire et de puissance.»

(tiré du Défenseur du Canada français et catholique, n° 1, avril-mai-juin 1902, p. 9-13)





 
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