Des histoiresTerres du DominionLes dispositions sur l'obtention des terres du Dominion dans l'Ouest canadien sont généralement peu connues, à l'exception du «160 acres pour 10 $» mentionné fréquemment dans les albums historiques. Il convient toutefois d'en connaître au moins les grandes lignes, puisqu'elles constituent, avec le système d'arpentage en cantons, sections et carreaux, le fondement du système de propriété rurale en Saskatchewan. Afin de donner une forme palpable à des dispositions en apparence complexes, nous allons les appliquer dans le cas d'une famille québécoise imaginaire venue s'établir en Saskatchewan vers 1913. Hector et Lucie Perron ont pris la décision de venir se réserver des terres du Dominion dans l'Ouest canadien. Ils peuvent choisir parmi toutes les terres déjà arpentées au Manitoba, en Saskatchewan et en Alberta – à l'exception des îles, des terrains réservés au financement de l'instruction publique (les «terres des écoles») et de ceux accordés à la Compagnie de la Baie d'Hudson – pourvu qu'elles ne soient ni déjà occupées par un colon ni réservées à d'autres fins (par exemple, forêt commerciale, octroi à une compagnie de chemin de fer, mine de charbon). Les terres des écoles sont les sections 11 et 29 de tous les cantons. La Compagnie de la Baie d'Hudson, elle, a droit à la section 8 ainsi qu'à la moitié sud et au carreau nord-ouest de la section 26 de tous les cantons situés au sud de la rivière Saskatchewan-Nord; dans les cantons 5, 10, 15, etc., la section 26 en entier revient à la Compagnie. Les Perron choisissent de s'établir dans un district légèrement boisé et qui a été arpenté et ouvert à la colonisation sept ou huit mois auparavant. Ils doivent se hâter, car les colons arrivent à pleins wagons de chemins de fer et la concurrence est vive. Au bureau de l'agent des terres du district, ils vont d'abord obtenir «l'entrée» pour chacun des carreaux choisis. L'entrée est un document indiquant que le ministère de l'Intérieur accorde des droits temporaires et exclusifs sur un carreau à la personne qui en a fait la demande et dont l'identité est portée au registre. Le père, Hector, se réserve un homestead ou «concession» de 160 acres pour lequel il verse des frais d'enregistrement de 10 $. Il se réserve par la même occasion une «préemption», c'est-à-dire un autre carreau qui est soit adjacent au homestead soit situé directement de l'autre côté du chemin, ou qui lui touche par un coin. En plus des frais d'enregistrement de 10 $, il doit payer 3 $ l'acre, soit 490 $ en tout pour ce carreau. Il verse sur-le-champ le tiers de la somme et s'engage à acquitter le solde en cinq versements annuels au taux d'intérêt de 5 p. 100. Deux de ses fils, Pierre et Simon, âgés de 21 et de 19 ans, se réservent chacun un homestead près de celui de leur père. Pierre a aussi la chance de trouver un carreau adjacent à sa concession et qu'il prend en préemption; Simon, lui, a repéré un terrain à quelque distance de sa concession. Il a le droit de se le réserver comme «homestead acheté», à condition qu'il soit situé à moins de neuf milles de son homestead. Le prix et les conditions financières sont les mêmes que pour les préemptions de son frère et de son père. La fille aînée, Marie, âgée de 24 ans, se réserve aussi une concession. Mère de deux petits enfants, elle a eu le malheur de perdre son mari, décédé d'une embolie l'année précédente. À titre de «veuve chargée de famille», elle a les mêmes droits que tout homme de 18 ans et plus. Hector Perron réserve en même temps un homestead pour son fils Louis-Paul, âgé de 17 ans. Louis-Paul devra néanmoins signer une formule régulière d'entrée au plus tard un mois après son dix-huitième anniversaire de naissance. Les trois autres enfants, Marcel, 16 ans, et les jumelles Pierrette et Justine, 12 ans, n'ont pas droit à des terres du Dominion. Quelques semaines plus tard, Hector profite d'une visite au bureau de l'agent des terres pour remplir une «demande d'entrée par procuration» au nom de son frère Urgel, qui compte se mettre en route vers l'Ouest après avoir loué sa terre au Québec. Urgel Perron a six mois à partir du jour de la signature pour se présenter devant l'agent des terres du district et lui affirmer qu'il s'est effectivement établi sur sa terre. Hector n'a toutefois pas le droit de réserver de préemption au nom de son frère. Les Perron ont maintenant reçu un document attestant l'entrée pour chacun des carreaux qu'ils se sont réservés. La loi leur accorde un délai de six mois pour commencer la construction d'une maison ou pour tracer quelques sillons avec la charrue; c'est ce qui s'appelle «prouver» l'entrée. Un incident vient toutefois refroidir l'enthousiasme de la famille. Deux squatters ont signalé à l'agent des terres qu'ils s'étaient déjà établis sur des carreaux réservés l'un par Hector et l'autre par Pierre Perron. L'agent fait immédiatement enquête, comme le veut la loi, et découvre que le premier squatter s'est établi avant que l'arpentage du district soit complété. Il possède par conséquent un droit préalable sur le terrain où il vit; mais comme il a attendu plus de six mois après la fin de l'arpentage pour signaler sa présence à l'agent des terres, il perd automatiquement ce droit. Quant au deuxième squatter, il s'est installé après l'arpentage et il n'a donc jamais eu de droit sur le terrain en question: on l'expulse sans cérémonie. Chaque détenteur d'un homestead est tenu d'ériger une résidence d'une valeur de 300 $ sur son terrain et d'y résider au moins six mois par année, pendant trois ans. Mais les Perron préfèrent habiter tous ensemble dans une grande maison confortable, plutôt que de bâtir une série de maisonnettes sur les carreaux retenus. La loi a prévu cette éventualité et elle permet aux membres d'une même famille, y compris les enfants d'un mariage précédent ou d'un deuxième lit, de se grouper sur un terrain appartenant à l'un d'eux, pourvu que ce terrain mesure au moins 80 acres et qu'il soit situé à neuf milles au plus des carreaux en question. C'est ce qui s'appelle «résider à proximité». La situation est plus complexe dans le cas de Simon. Puisqu'il a un homestead acheté, la loi lui interdit d'habiter avec ses parents, contrairement à son frère Pierre qui, lui, a une préemption. Simon se construira donc un cabanon où il vivra de la mi-avril à la mi-octobre, c'est-à-dire six mois, avant de revenir passer l'hiver avec ses parents. La vie en groupe sous le toit paternel a l'avantage de permettre au père et à ses fils de consacrer plus de temps à la culture de la terre, car ils n'ont pas à préparer leurs repas ou à faire la vaisselle et le ménage. La soeur aînée se charge d'une bonne part des travaux de la maison, de la basse-cour et du jardin, et les hommes s'occuperont de «casser» son terrain, d'y faire les semailles et les battages. Cet arrangement a en revanche un inconvénient, toutefois mineur dans le cas des Perron. Alors que ceux qui résident sur leur propre homestead sont tenus de «casser» au moins 30 acres et d'en ensemencer au moins 20 avant d'avoir le droit de soumettre une demande de «lettres patentes», ceux qui résident «à proximité» doivent «casser» 50 acres et en ensemencer 30. Les Perron doivent «casser» un peu de terre à chaque année plutôt que 30 ou 50 acres au cours de la saison qui précède la demande des lettres patentes; en théorie, ils doivent aussi avoir obtenu deux récoltes. En pratique, les agents des terres sont plutôt souples sur ce dernier point et laissent habituellement passer les entorses aux règlements. Urgel Perron arrive un mois plus tard; veuf, ses enfants ont déjà tous quitté le foyer. Il s'installe sur le homestead réservé par son frère Hector et il se construit un shack de rondins: il préfère vivre seul. Le fils aîné d'un ancien voisin des Perron a fait le voyage en sa compagnie. Après une exploration sommaire de la région, Roland Dessureault décide de s'y fixer lui aussi. Mais il ne reste apparemment plus de homestead à prendre dans les environs. D'après la carte du district au bureau de l'agent des terres, l'entrée d'un certain carreau, non loin de la résidence des Perron, a été accordée il y a trois ou quatre ans. Le détenteur de l'entrée a construit une maisonnette et une petite étable en rondins, mais il n'a presque pas «cassé» de terrain; personne ne l'a d'ailleurs vu depuis un bon bout de temps. C'est clairement contraire aux dispositions: il aurait dû y résider au moins six mois par année. Dessureault soumet donc à l'agent des terres une «demande d'annulation d'entrée» en sa faveur. Le détenteur de l'entrée a alors 60 jours pour prouver à l'agent des terres qu'il a bel et bien respecté les conditions de l'entrée. Un voisin indique à l'agent que l'homme est retourné en France et qu'il n'a pas l'intention de revenir. À l'expiration des 60 jours, l'agent accorde l'entrée au demandeur; un inspecteur a entre-temps visité le homestead et il a estimé à 65 $ le prix des «améliorations», c'est-à-dire des bâtisses et des labours. Dessureault doit verser cette somme avant d'obtenir officiellement l'entrée. Quelques mois se sont écoulés et Louis-Paul a maintenant 18 ans, l'âge requis pour obtenir l'entrée du terrain retenu par son père en son nom. Il est heureux d'avoir sa terre bien à lui, mais dès le premier sillon, il doit déchanter: le sol est rocailleux et la charrue bute sans arrêt contre de grosses roches. Il faut prendre une décision. Louis-Paul décide de signer une «formule d'abandon volontaire de homestead», indiquant clairement les raisons qui motivent son geste. Il la remet ensuite à l'agent des terres du district, mais il doit attendre que le document soit considéré par les autorités du bureau central à Ottawa, car l'agent ne possède pas l'autorité de sanctionner l'abandon. Quelques semaines plus tard, Ottawa avise Louis-Paul que sa demande a été approuvée et qu'il peut maintenant se choisir un autre homestead; malheureusement, comme il ne reste plus de terres libres dans le district, Louis-Paul est forcé d'aller s'établir dans une autre région. Les mois et les années ont passé. Le district a connu deux belles récoltes vendues à bon prix et une récolte plutôt moyenne qui a rapporté tout juste assez pour vivre. Rien ne s'oppose maintenant à ce que les Perron et Roland Dessureault signent les demandes de lettres patentes, qui leur assureront la propriété définitive de leurs terres. Ils sont sujets britanniques et ils ont satisfait à toutes les «conditions de résidence et de «culture», c'est-à-dire qu'ils ont vécu six mois par année sur leur terre pendant trois années et qu'ils ont cassé» et ensemencé le nombre d'acres requis. Les dispositions stipulent qu'il faut faire la demande de lettres patentes avant cinq ans à partir de la date de l'entrée, car celle-ci peut en théorie être révoquée au-delà de ce délai. En pratique, personne n'oserait contester le droit d'une famille qui vit de façon permanente sur tel ou tel terrain et l'agent des terres ferait preuve de la plus grande circonspection s'il recevait une telle demande d'expulsion. Pour chaque quart de section, le demandeur remplit une formule indiquant la date d'entrée, les périodes d'absence, le nombre et le sexe des membres de la famille, le nombre d'acres «cassés» et ensemencés, le nombre de chevaux et de bêtes à cornes, la longueur des clôtures, la description et la valeur approximative de la maison et des autres bâtisses, la valeur du puits, le nombre total d'acres propres à la culture et plusieurs autres renseignements. Il doit aussi faire remplir et signer une formule à peu près semblable par deux «résidents impartiaux» du district, corroborant sa déclaration. Après une approbation préliminaire par l'agent des terres du district, le ministère de l'Intérieur à Ottawa enregistre la demande dans un dossier et fait parvenir les titres officiels de propriété au demandeur. Hector et son fils Pierre se sont réservés chacun une terre en préemption; ils devront patienter six ans en tout (trois pour le homestead et trois pour la préemption) avant d'obtenir les lettres patentes de la préemption. Quant à Marie, elle a épousé en secondes noces Roland Dessureault après deux ans de veuvage. Comme son frère Marcel est alors en âge de s'établir sur une terre, elle signe une formule «d'abandon volontaire en faveur d'un parent» et son homestead passe automatiquement aux mains de Marcel. Mais ce dernier doit, pour ainsi dire, repartir à zéro, car ni le temps de résidence accumulé par Marie, ni le nombre d'acres déjà «cassés» et ensemencés sur sa terre ne peuvent être pris en considération pour l'obtention des lettres patentes de sa terre. Avec quelques dollars en poche et beaucoup de courage, une famille a ainsi réussi à obtenir et à mettre en valeur un bon millier d'acres de terre. C'était justement le but visé par le ministère de l'Intérieur, qui voulait peupler le plus rapidement et de façon la plus ordonnée possible les grandes plaines de l'Ouest. Si les dispositions sur l'obtention de terres du Dominion peuvent quelquefois paraître inutilement complexes, il faut se rappeler qu'il y eut plus de 375 000 demandes d'entrée de homesteads entre 1905 et 1915. Le gouvernement avait voulu prévoir toutes les éventualités et éviter les situations délicates qui auraient pu mener à des querelles interminables devant les tribunaux. On peut dire qu'il a remarquablement bien réussi, car le nombre de cas litigieux a été étonnamment faible. Retour |
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