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Des histoires

Shiloh, une colonie noire

Le nombre de Noirs venus s'installer sur des concessions gratuites dans l'Ouest canadien et plus particulièrement en Saskatchewan est négligeable. Le contraire serait d'ailleurs étonnant. À l'époque des grandes migrations vers notre province, le gouvernement central avait arrêté une politique visant à écarter les «races inférieures» et à favoriser la venue de populations de souche anglaise, allemande et scandinave. Néanmoins, quelques dizaines de Noirs signèrent des entrées de homesteads ça et là à travers la province. Ils s'installèrent notamment dans la région de Maidstone au nord-ouest de la zone agricole et ils y formèrent une colonie connue sous le nom de «Shiloh».
Mattie Mayes
Mattie Mayes, sage-femme de la colonie noire de Shiloh, vécut jusqu'à l'âge de 104 ans (Archives de la Saskatchewan)
Les familles de Shiloh venaient pour la plupart de l'état américain de l'Oklahoma. Ce territoire avait été acquis de la France lors de l'Achat de la Louisiane en 1803 et le Congrès américain en avait fait une immense réserve indienne en 1834; il y entassait les tribus indiennes soumises dans tout l'Ouest américain. Quelques décennies plus tard, les tribus vendirent une à une leurs terres au gouvernement et de folles «courses à la terre» attirèrent des hordes de colons entre 1889 et 1910. Beaucoup de Noirs se rendirent dans la région pour exploiter un lopin de terre ou pour s'engager comme travailleurs agricoles. Les homesteaders blancs avaient apporté dans leurs bagages d'anciens préjugés et des mesures discriminatoires – les lois Jim Crow – rendirent vite l'existence des communautés noires misérable, insupportable même. Les Noirs étudièrent les nombreux tracts et journaux annonçant l'octroi de terres gratuites au Canada où, pouvait-on lire, chacun jouissait de la liberté à l'égal de son voisin et où l'ordre public était impartialement maintenu. Ils tournèrent donc leurs yeux vers le Canada. C'est surtout par les postes frontières d'Emerson au Manitoba et de Portal en Saskatchewan qu'ils pénétrèrent en territoire canadien entre 1905 et 1912. Environ 1400 Noirs s'installèrent ainsi en Saskatchewan et en Alberta avant 1920.

Pourtant, dès 1912, les autorités canadiennes commencent à s'inquiéter des conséquences de ce mouvement migratoire et elles dépêchent des agents jusqu'en Oklahoma pour tenter de dissuader les Noirs d'entreprendre le long voyage vers le Canada. Dans ce pays désolé, froid, désert et plein d'inconnus, leur affirme-t-on, les gelées hâtives ou tardives détruisent les récoltes à chaque année ou presque; son climat est si rude que les pauvres Noirs y endurent d'horribles souffrances. De toute façon, ajoute-t-on, ils ne disposent pas des ressources financières nécessaires pour réussir. Afin de ralentir encore un peu le courant de nouveaux-venus de certaines races, dont les Noirs, le gouvernement amende aussi les lois sur l'immigration.

Le plus important contingent a heureusement déjà passé la frontière à l'automne de 1909. À peu près la moitié d'un groupe de 400 Noirs s'arrête au Hall de l'Immigration à Battleford et l'autre moitié continue jusqu'en Alberta. Les hommes partent explorer le district d'Eldon, au nord de Maidstone, à une centaine de kilomètres au nord-ouest de North Battleford. Mais pourquoi choisir cet endroit plutôt qu'un autre? C'est tout d'abord que les blocs de homesteads commencent à se faire rares ailleurs dans la province. Or, là, il reste un grand nombre de terres adjacentes libres et à peine une poignée de Blancs habite le sud du district. Il semble d'ailleurs qu'un fermier noir natif du Tennessee, un certain Samuel M. Boyd, soit venu en éclaireur dès le mois d'août 1907. La terre y est un peu moins fertile que dans d'autres districts, mais les nouveaux arrivants noirs auront la possibilité de former une colonie compacte et indépendante, où ils pourront vivre proche les uns des autres et s'entraîder en cas de nécessité.

La plupart des familles passent l'hiver à Battleford et, le printemps venu, elles se rendent à Maidstone en train. Elles chargent leurs maigres possessions à bord de chariots et pendant que plusieurs suivent à pied, la caravane se lance sur la piste sinueuse qui mène jusqu'à Shiloh. Ce nom, c'est bien sûr l'équivalent anglais du Silo de la Bible, ville où Josué avait partagé la terre promise entre les Israélites. Les Noirs reçoivent ainsi leur «part» de cette nouvelle terre promise, une dizaine de sections dans une région bornée au nord par la rivière Saskatchewan et au sud par le ruisseau Big Gully.

Qui sont ces hommes et ces femmes qui ont ainsi entrepris un périple de plus de 1900 kilomètres? Ce sont pour une bonne part des personnes d'âge mûr, tel ce Calvin Taborn, âgé de 57 ans, venu avec sa femme et cinq enfants de moins de 12 ans, ou encore ce Joseph Mayes, le pasteur baptiste, qui a 54 ans et dont les 10 enfants l'ont tous suivi. Son épouse, Mattie Mayes, sage-femme de la colonie, vivra jusqu'à 104 ans. Nés avant la Guerre de Sécession en Virginie, au Tennessee, en Caroline du Sud ou en Georgie, plusieurs sont accompagnés de leurs fils, certains âgés de 35 ans ou plus et qui se prennent eux aussi des terres. La religion soutient la communauté et renforce les volontés défaillantes. Dès leur arrivée, les gens de Shiloh érigent un temple baptiste. Ils abattent de grands arbres qui poussent le long de la rivière Saskatchewan, en équarrissent les troncs et taillent des queues d'aronde. Ils blanchissent ensuite l'intérieur et l'extérieur à la chaux. Chaque dimanche, la cloche appelle les fidèles à l'office religieux.

Les nouveaux arrivants se mettent à l'oeuvre pour débroussailler et «casser» quelques dizaines d'acres de terre. Ils doivent très tôt se rendre à l'évidence: ils ont surestimé la fertilité des terres et le revenu qu'ils peuvent tirer de la culture du grain. Plusieurs se contentent de casser tout juste les 30 acres réglementaires pour obtenir les lettres patentes du homestead. D'autres sont forcés d'aller chercher un emploi saisonnier à North Battleford. De jeunes garçons d'une dizaine d'années s'affairent à couper et à fendre des cordes et des cordes de bois de chauffage, vendu surtout aux restaurants de la ville. Dans les bonnes années, il est encore possible d'enregistrer un profit intéressant; mais les faillites fréquentes de la récolte interdisent l'achat de machines agricoles plus modernes et la colonie végète.

Jusqu'en 1915, les enfants du district vont à l'école dans l'un ou l'autre des arrondissements voisins. Mais les distances sont par trop longues et les enfants manquent souvent l'école. On construit alors une toute petite école d'une seule pièce. Comme dans les autres districts, l'école devient bientôt le lieu de toutes les activités communautaires: soirées de danse, dîners, concerts de Noël.

Les temps changent et, petit à petit, la communauté se désagrège. Plusieurs jeunes hommes partent pour Edmonton où ils deviennent manoeuvres, musiciens, serveurs, chauffeurs de camion, cuisiniers et surtout employés des chemins de fer. Le contact avec les États-Unis n'a pas été coupé et quelques jeunes gens repassent la frontière pour aller se fondre dans les importantes communautés noires de Chicago, de Détroit et des autres villes industrielles du Nord. Le début des hostilités en 1939 amène d'autres départs: quelques-uns s'enrôlent, d'autres partent travailler dans les usines de guerre de l'Ontario et du Québec. Ceux-là ne reviendront pas. Les fermes les moins prospères sont vendues à des agriculteurs qui ont déjà commencé à s'agrandir et qui cherchent à rentabiliser leur nouvelle machinerie agricole.

En 1959, la petite école ferme ses portes; il y a alors déjà longtemps que l'église a été abandonnée. Finalement, en 1975, le dernier des pionniers noirs de Shiloh meurt. Aujourd'hui, il ne reste plus rien de la colonie.

(adapté de North of the Gully, North of the Gully History Book Committee, Maidstone, 1981, pp. 357-394; renseignements supplémentaires, Registre des Homesteads, gouvernement de la Saskatchewan; Homestead Files, aux Archives provinciales)





 
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