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Société historique de la Saskatchewan

Revue historique: volume 15 numéro 3

Revendiquer la télévision française en Saskatchewan

Enfin la télé française...
Deuxième partie

par Frédéric Roussel Beaulieu
Vol. 15 - no 3, mars 2004
L’arrivée de la télévision au Canada en 1952 et son introduction en Saskatchewan en 1954 ont eu un impact linguistique et culturel important sur la communauté franco-canadienne de la province (voir volume 15, numéro 2 de la Revue historique). Les chefs de file ont compris qu’il fallait tout mettre en œuvre pour que le nouveau médium s’exprime en français. Des années 1950 jusqu’aux années 1980, ils ont multiplié les pressions auprès de la Société Radio-Canada et auprès du gouvernement fédéral pour que les Franco-Canadiens aient accès à la télévision française. Depuis 1969, les francophones de la Saskatchewan ont été témoins de l’implantation et du développement de la télévision française dans leur province.


CBC et le début des émissions en français
L’achat des stations CHAB-TV de Moose Jaw et CHRE de Regina par la Société Radio-Canada (SRC) en 1969 fait partie d’un plan d’expansion de la société d’État pour se conformer à l’article 2 de la loi de 1968 sur la radiodiffusion. Son projet à moyen terme est de transférer CHAB-TV à Regina où sera située la Maison de Radio-Canada en Saskatchewan. À court terme, selon le permis accordé par le Conseil de la Radio-télévision canadienne (CRC), la station de Moose Jaw demeurera le poste principal du réseau anglais de la SRC (CBC) dans la province. CHAB-TV devient CBKMT et des postes satellites sont établis à Regina (CBKRT) et à Saskatoon (CBKST).

En attendant la construction d’un édifice qui doit regrouper tous ses services en Saskatchewan, la SRC tente de répondre aux besoins de ses stations. Au début des années 1970, l’administration occupe des locaux au 1840 de la rue McIntyre à Regina. En 1977-1978, suite à l’arrivée de nouveaux techniciens pour la radio et la télévision, elle déménage dans un bâtiment situé au coin de la 11e Avenue et de la rue McIntyre. Les besoins d’espace n’ont cessé de croître, si bien qu’au début des années 1980 les services de la radio et de la télévision étaient dispersés dans cinq édifices différents.

La station CBKRT était confrontée à une situation particulière. Le studio principal se trouvait à Moose Jaw dans l’édifice d’une ancienne banque et c’est de là que devait être diffusée la production locale. L’équipe de CBKRT tournait et développait des émissions sur film à Regina avant de les expédier par véhicule à Moose Jaw(1) . Cela occasionnait parfois des délais d’une journée dans la diffusion des émissions. Les entrevues étaient filmées directement dans les studios de Moose Jaw. La situation améliora grandement en 1976 lors de l’ouverture

Les bureaux de la Société Radio-Canada
Photo: Radio-Canada
Les bureaux de la Société Radio-Canada sur la rue McIntyre en 1973.


d’un studio temporaire au 1775 de la rue Smith à Regina(2) . Le studio fut inauguré le 19 octobre, mais il n’entra en service que le 15 décembre. Il était équipé de caméras vidéos et il avait une régie mobile située à l’extérieur dans un camion(3). Les images étaient envoyées à Moose Jaw via un circuit de câble interne louer à Sasktel. Cela accéléra la mise en ondes des émissions. En 1983, nous y reviendrons dans le prochain numéro de Revue historique, la télédiffusion s’améliora de nouveau avec l’ouverture de la Maison de Radio-Canada à Regina.

C’est dans ce contexte que CBKMT et CBKRT ont diffusé le 27 septembre 1969 les premières émissions en français en Saskatchewan. Lors des audiences du CRC à Regina en juin 1969, la société d’État avait annoncé qu’elle consacrerait huit heures trente par semaine à la diffusion d’émissions provenant du réseau français de la SRC (Radio-Canada)(4). Selon les explications données par la SRC, la station de Moose Jaw diffuserait la programmation française en vigueur sur les ondes de CBXT d’Edmonton et CBVT de Vancouver. Cette programmation comprenait une émission d’une demi-heure destinée aux enfants d’âge préscolaire du lundi au vendredi et des émissions destinées aux adultes diffusées dans des blocs de trois heures chacun le samedi et dimanche.

Une lecture des horaires de télévision de 1969 à 1976 dans le Leader Post et le Star Pheonix montre que la SRC semblait respecter son engagement. CBKMT, CBKRT et CBKST programmaient en moyenne sept heures d’émissions

Après vingt-quatre années
Source: Site Web
Après vingt-quatre années sur les ondes radiophoniques de Radio-Canada, les personnages du radioroman «Un homme et son péché» revivent à la télévision dans la série «Les belles histoires des pays d'en haut».
(http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/evenements/1184.html)


en français par semaine. D’après cette programmation, les Franco-Canadiens pouvaient regarder les Belles histoires des pays d’en haut, Moi et l’Autre, le Paradis terrestre et Quelle Famille. Les enfants avaient droit à La Souris verte, les Chiboukis, Au Jardin de Pierrot et Nic et Pic.

Toutefois, dans la pratique, il s’agissait d’une programmation virtuelle, au grand mécontentement d’ailleurs de plusieurs Franco-Canadiens. En effet, CBC substituait à l’occasion une partie de football ou tout autre événement sportif aux émissions françaises. Celles-ci faisaient également les frais des émissions spéciales diffusées par le réseau national de CBC et relayées par les stations de Moose Jaw, Regina et Saskatoon(5). De plus, dans une semaine type sans événements spéciaux, CBC ne respectait pas toujours le nombre d’heures promis par la SRC au printemps 1969(6).

Les Franco-Canadiens protestaient aussi contre la configuration du réseau de CBC qui privait plusieurs régions de ces quelques émissions en français. Ainsi, tout le secteur Nord de la province, à l’exception de Saskatoon, ne pouvait capter ces émissions. À Prince Albert, les abonnés du câble pouvaient regarder les émissions françaises(7). Au Sud de la province, la situation variait selon les endroits. À Ponteix, il n’était pas possible de capter les ondes de CBKMT alors que Ferland recevait les ondes diffusées par le réémetteur de Willow Bunch.

Dans la région de Bellegarde-Storthoaks, les téléspectateurs pouvaient capter les ondes faiblement à l’aide d’une antenne spéciale(8).

Le service offert par CBC était loin d’être idéal, mais il constituait tout de même une grande amélioration par rapport à ce qui existait auparavant. C’est-à-dire rien. Certains se plaignaient du service offert et ils demandaient des améliorations. D’autres, comme la famille Joseph D. Couture, ont accueilli chaleureusement ces émissions françaises: «Auriez-vous l’obligeance de faire parvenir nos commentaires et appréciations au directeur de Radio-Canada pour avoir rendu possible la diffusion de programmes français à la télévision les samedi (sic) et dimanche (sic) aux heures qui sont réservés (sic) (9) ». Mais globalement les Franco-Canadiens n’appréciaient pas le traitement que leur réservait la CBC.

Revendiquer une véritable télévision française
Dès la diffusion des premières émissions françaises par CBC, l’Association culturelle franco-canadienne (ACFC) entendait reprendre le combat en déclenchant une nouvelle

l'émission Quelle famille
Source: Site Web
Écrite par Janette Bertrand, l'émission Quelle famille! a bénéficié de cotes d'écoute spectaculaires durant sa diffusion de 1969 à 1974. Rappelons que la série brosse le portrait type de la famille québécoise aux prises avec divers problèmes de l'époque. (http://www.artv.ca/emissionsAZ/emission_details.asp?id=96)


campagne en plusieurs étapes pour réclamer une amélioration substantielle des services offerts par la SRC(10). L’ACFC a d’abord entrepris des démarches auprès du gouvernement de la Saskatchewan. À l’automne 1969, elle a préparé une rencontre où elle insista sur l’importance de la télévision française partout en Saskatchewan(11). Elle voulait suggérer au gouvernement provincial qu’il entreprenne des pourparlers avec la SRC en vue d’établir la télévision éducative. Par exemple, des programmes français pourraient être fournis dans la région de Ponteix par l’intermédiaire du poste CJFB-TV de Swift Current. Nous ignorons si ces démarches ont porté fruits.

L’ACFC a également rédigé et présenté des mémoires au Secrétaire d’État, au premier ministre Pierre Elliott Trudeau et à la direction de la SRC(12). De 1970 à 1974, les mémoires de l’ACFC reprenaient les revendications suivantes : CBC doit diffuser le plus rapidement possible des émissions françaises dans les régions qui en sont dépourvues et où elles sont souhaitables; ces émissions doivent occuper au moins le quart du temps d’antenne quotidien de CBC; qu’il y ait un bulletin de nouvelles complet en français durant la soirée; que CBC procède à la production d’émissions locales en français. Ces mesures, explique l’ACFC, devraient être mises en œuvre en attendant l’implantation du réseau français de la SRC en Saskatchewan. Enfin, les mémoires de l’ACFC demandaient la retransmission d’émissions provenant d’autres pays francophones.

Au cours de cette campagne, des représentants de l’ACFC ont également eu des entretiens avec des députés et des ministres pour leur faire part directement de leurs revendications. C’est ainsi que, le 18 janvier 1974, des délégués de l’ACFC et de l’Association des Jeunes Francophones (AJF) ont rencontré Otto Lang, le ministre de la Justice fédéral et député de Saskatoon-Humboldt(13). L’AJF a insisté sur l’urgence de la télévision pour toute la jeunesse. Les représentants des deux associations ont également signalé l’impatience grandissante des Franco-Canadiens devant les interminables délais que la SRC imposait à leurs demandes.

Pour accroître l’impact de sa campagne, l’ACFC a joint sa voix à celle des francophones des autres provinces qui réclamaient eux aussi la télévision française ou une amélioration substantielle du service offert par la SRC. En mars 1973, à Québec, des délégués ont rencontré le premier ministre Trudeau(14). Ils lui ont rappelé l’absence du réseau de télévision française de la SRC en Saskatchewan, en Colombie-Britannique et à Terre-Neuve. Ils lui ont rappelé les nombreuses démarches entreprises en vain depuis plusieurs années. Ils ont fait part de leurs demandes à court terme et à moyen terme. Dans le cas de la Saskatchewan cela voulait dire desservir toutes les communautés francophones en établissant un poste français à Regina avec des réémetteurs dans huit communautés satellites et favoriser le développement d’une programmation locale où s’activerait des artisans locaux.

Comme en 1968-1969, les événements se sont précipités. Le 14 février 1974, le Secrétaire d’État, Hugh Faulkner, annonce que la SRC recevrait 50 millions de dollars pour mettre en place un Plan accéléré de rayonnement(15). Ce plan visait à installer un service de radio et de télévision dans les centres francophones et anglophones de 500 habitants ou plus à travers le pays. L’intention derrière ce plan n’était pas simplement de relayer les signaux de Montréal ou de Toronto, mais d’implanter un certain nombre de centre de production afin de favoriser la production d’émissions locales(16).

Cette annonce était-elle le fruit des pressions exercées par l’ACFC et les organisations semblables des autres provinces? Nous ne pouvons le dire avec certitude. Mais ces pressions ont peut-être conforté le gouvernement Trudeau dans sa prise de décision. Il ne faut pas oublier la volonté politique de Trudeau de tout mettre en œuvre pour que les organismes fédéraux reflètent le caractère bilingue du pays. D’ailleurs, lors d’une rencontre entre la Direction de l’expansion de la SRC et le Comité ad hoc des

Raymond Marcotte en entrevue
Photo: Société historique de la Saskatchewan
Raymond Marcotte en entrevue avec Alex Nicolas Étienne vers 1974. Six ans plus tôt, Marcotte, directeur de la station de radio CFNS de Saskatoon, a rencontré en privé des membres du CRC pour leur exposer les besoins Franco-Canadiens en matière de télévision française.


francophones pour la télévision, en mai 1974, les représentants de la société d’État ont avoué à leurs interlocuteurs que le gouvernement fédéral leur avait imposé le Plan accéléré de rayonnement avec les fonds nécessaires(17).

Au cours de cette même rencontre, le représentant de l’Ouest canadien, Paul Arès, également secrétaire général de l’ACFC, a constaté que la Saskatchewan occupait une position enviable dans le Plan de la SRC. L’implantation de la télévision française se réaliserait en dehors du Plan afin que cela soit fait dans les plus brefs délais possibles. Autrement dit, il s’agissait d’une priorité pour la SRC. Elle desservirait d’abord Regina puis le réseau s’étendrait au fur et à mesure que le Plan accéléré régulier serait mis en œuvre dans la province.

Comment se fait-il que les Franco-Canadiens ont bénéficié de ce traitement de faveur? Les pressions de l’ACFC ont-elles eu plus d’impact que pressenties? Nous pouvons supposer qu’il y a peut-être eu des actions en coulisse, de la part de Franco-Canadiens disposant de contacts privilégiés, qui n’ont certainement pas nui.

Ce Plan accéléré de rayonnement a été une bénédiction non seulement pour les Franco-Canadiens mais pour tous les francophones du pays. Après la réunion de mai 1974, les membres du Comité ad hoc ont convenu qu’il fallait établir une stratégie pour s’assurer que le Plan soit véritablement mis en œuvre à l’intérieur du délai prescrit de cinq ans. Il était prévu de recourir à des émissions nationales afin de faire des pressions sur les organismes impliqués dans la réalisation du Plan. Le Comité a aussi décidé qu’il interviendrait auprès des ministres responsables du dossier pour les inciter à veiller à la réalisation du Plan et pour qu’ils questionnent tout délai ou retard qui pourraient survenir.
C’est probablement dans ce contexte que s’inscrit la manifestation organisée par l’AJF le 16 novembre 1974 devant les bureaux de la SRC à Regina. Dans le cadre d’un Festival de la Francophonie, qui s’est tenue au Miller Comprehensive High School du 15 au 17 novembre 1974, environ 200 jeunes Franco-Canadiens ont réclamé la télévision française en plus de dénoncer les retards encourus dans la mise en œuvre du Plan accéléré de rayonnement. Dans une entrevue accordée à une journaliste du Leader Post(18), Marc Lalonde, président du comité sud de l’AJF, a dénoncé l’inaction du Secrétariat d’État et de la SRC dans l’implantation du Plan en Saskatchewan. Le Plan a été annoncé en février 1974 et les priorités devaient être désignées en août suivi d’une demande de permis au CRC. Or, rien de tout cela n’a été fait, a expliqué Lalonde. Il a ajouté que le Plan accéléré était une excuse utilisée par la SRC pour ne pas rencontrer ses responsabilités en matière de télévision française.

Lalonde a affirmé que les autorités fédérales seraient conscientes de causer des délais dans la mise en œuvre du Plan. Enfin, il a souligné que le spectre d’un génocide culturel avait commencé à germer dans la tête des jeunes franco-canadiens.

Le même soir, devant environ 900 personnes qui assistaient à un banquet au Saskatchewan Centre of the Arts, la présidente de l’AJF, Réjeanne Blais, a poursuivi le travail commencé en après-midi en prononçant un discours où elle demanda l’implantation immédiate de la télévision française. Ce discours a été appuyé par les convives qui lui réservèrent une ovation(19). Les organisateurs du Festival avaient invité quelques hommes politiques fédéraux dont Otto Lang, le ministre de la Justice, et Hugh Faulkner, le Secrétaire d’État. Le premier, à qui l’AJF voulait remettre un mémoire résumant ses griefs, ne se présenta pas, mais le second assista aux activités du Festival.

Faulkner a réagi au discours de Blais en affirmant qu’il ferait tout ce qu’il lui était possible de faire pour établir une station de Radio-Canada en Saskatchewan dans le cadre du Plan(20). Le Secrétaire d’État a même envoyée une lettre à la présidente de l’AJF pour confirmer l’engagement qu’il avait pris le soir du 16 novembre 1974: «Vous serez sans doute heureuse d’apprendre que j’ai organisé une rencontre entre des représentants des associations francophones minoritaires et la Société Radio-Canada. Cette réunion aura lieu à Montréal, le mercredi 4 décembre 1974(21) ».

La manifestation de l’AJF, qui semblait spontanée à l’époque, a été préparée de longue date et elle a bénéficié d’une aide soutenue de l’ACFC. Dans le comité organisateur de la manifestation se trouvaient deux animateurs de l’ACFC, Roger Lepage et Richard Marcotte, qui travaillaient également à titre d’animateurs pour l’AJF. L’ACFC a fourni de la documentation aux jeunes pour qu’ils se préparent, dont une copie du rapport du Comité ad hoc qui a rencontré la Direction de l’expansion de la SRC en mai 1974 et un dossier à propos de la situation de la télévision française en Saskatchewan préparé par le directeur de l’animation de l’ACFC, Roland Pinsonneault(22).

Au delà de la réaction immédiate de Hugh Faulkner, la manifestation organisée par l’AJF a-t-elle eu l’impact recherché? Difficile à dire. Toutefois, deux ans plus tard, le rédacteur de l’Eau vive a pu écrire dans son éditorial du 29 septembre 1976: «La télévision française... ENFIN!».

La télévision française s’installe en Saskatchewan
Le 27 septembre 1976 à 8 h 10, la station CBKFT de Regina entrait en ondes. Vingt-deux ans après la diffusion des premières images télévisuelles en Saskatchewan, les Fransaskois avaient enfin accès à une station de télévision française. Toutefois, CBKFT était essentiellement un centre de délai aménagé dans le studio temporaire de la rue Smith qui assurait la retransmission de la programmation nationale provenant de Montréal via Winnipeg. À l’instar de CBKMT, CBKRT et CBKST, la station CBKFT était une succursale de la région des Prairies de la SRC dont le siège social se trouvait à Winnipeg. Ce fut le statut officiel de CBKFT jusqu’à l’ouverture de la Maison de Radio-Canada à Regina en 1983.

Cela n’empêcha pas la SRC de souligner l’ouverture de CBKFT. Deux émissions spéciales ont été consacrées à l’événement. Le Ce Soir, édition du Manitoba, du 30 septembre 1976, diffusé sur les ondes CBKFT, présenta un reportage intitulé «L’avenir est à ceux qui luttent» qui rendait hommage à la ténacité des Fransaskois. Le 13 et

Cet édifice
Photo: Laurier Gareau
Cet édifice sur la rue Smith à Regina a servi de studio autant pour la télévision anglaise que pour la télévision française de la Société Radio-Canada à son ouverture en 1976.


le 14 novembre, CBKFT diffusa la cérémonie d’inauguration officielle de la station qui se déroula le 8 novembre au Saskatchewan Centre of the Arts.

Lorsque le réseau français de la SRC s’installa en Saskatchewan en 1976, il ne rejoignait que 69% de la population de langue française au Canada(23). À titre de comparaison, CBC et CTV rejoignaient respectivement 92% et 93% des Canadiens et les deux réseaux rejoignaient 93% des Saskatchewanais(24). En 1976, le rayonnement de CKBFT ne dépassait pas Regina, mais cela représentait un bon qualitatif important pour la télédiffusion en français. Le nombre d’heures passa d’un théorique 8 heures 30 minutes par semaine sur les ondes CBC à une diffusion réelle de 110 heures en moyenne(25). Cela comprenait les quatre heures et demie de production locale en français du Manitoba.

Le Plan accéléré de rayonnement devait être réalisé en l’espace de cinq ans, mais il connut plusieurs délais. La réglementation tatillonne du CRC et de l’organisme qui lui succéda en 1976, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), ainsi que les contraintes budgétaires ont fait en sorte que la SRC ne compléta l’aménagement du réseau français en Saskatchewan qu’à l’automne 1983. Une douzaine de réémetteurs ont été installés à travers le territoire et ils rediffusaient le signal que CBKFT recevait de Winnipeg. Bellegarde et la région sud-est de la Saskatchewan était un peu à l’écart

Carte publiée
Image: Eau vive
Carte publiée dans le journal Eau vive du 19 octobre 1983.


du réseau provincial car le signal provenait directement du Manitoba. Pour des raisons techniques et financières, cette situation a perduré jusqu’en 1991. Enfin, le transporteur public Sasktel et les câblodistributeurs situés dans une zone de rayonnement de la SRC étaient tenus par le CRTC d’offrir et d’acheminer le signal du réseau français. En 1984, CBKFT rejoignait 97 % des Fransaskois.

Tout au long de la mise en œuvre du Plan, l’ACFC a poursuivi ses moyens de pression pour tenter d’accélérer les choses comme en témoigne cette affirmation de Jacques Landry, Directeur général adjoint des Services en français à la SRC, lors de l’inauguration du relais de Prince Albert: «The Prince Albert branch of l’Association culturelle franco-canadienne de la Saskatchewan strongly lobbied for French language programming(26) ». En effet, à chaque audience publique du CRTC où il était question des demandes de la SRC concernant l’exploitation de réémetteurs ou de relais destinés à la retransmission des ondes de CBKFT, l’ACFC mobilisait les cercles locaux pour faire valoir aux membres de l’organisme fédéral l’importance de la télévision française en Saskatchewan.

L’ACFC n’exerçait pas des pressions seule. Certaines municipalités où les Fransaskois constituaient la majorité de la population prenaient l’initiative d’adresser des requêtes au CRTC et à la SRC pour obtenir une retransmission du signal de CBKFT. En juillet 1978, le conseil municipal de Gravelbourg envoyait une lettre au CRTC pour appuyer une demande de permis faite par la SRC pour installer un relais à Crane Valley et des réémetteurs à Gravelbourg, Willow Bunch et Ponteix. «I never understood why it took so long to get the station here. Regina has had its station for two years (27) », confiait le maire de Gravelbourg, Guy Dauphinais, à un journaliste du Moose Jaw Times Herald. «We’re supposed to be the heart of the French-speaking [community in] southern Saskatchewan», ajoutait-il. Il expliquait aussi qu’il y aurait un auditoire pour les émissions françaises de Radio-Canada, 65 à 75 % de la population pourrait les comprendre.

Un accueil mitigé
L’arrivée de la télévision de Radio-Canada a suscité un intérêt mitigé chez les Fransaskois. En 1980, au terme d’une enquête réalisée pour le compte de l’ACFC (28), Raymond Gauthier estimait qu’environ 60 % des Fransaskois ne regarderaient jamais CBKFT alors que 40 % la regarderaient régulièrement. Il soulignait que parmi ceux-ci la télévision française avait une cote d’écoute légèrement supérieure à celle de la radio française. Les interlocuteurs de Gauthier se disaient généralement plus satisfaits que moins de la programmation de CBKFT. Il faut dire, comme le notait Gauthier, qu’à cette époque la télévision française était un fait nouveau et qu’un élément de curiosité jouait en sa faveur.

Les téléspectateurs interrogés par Gauthier étaient satisfaits des émissions pour enfants et des émissions de sport. Par contre, ils déploraient le trop grand nombre d’émissions d’affaires publiques et de nouvelles d’intérêt québécois, l’absence d’une programmation destinée aux adolescents et le trop grand nombre d’émissions traduites. D’autres, enfin, se plaignaient durement à la direction locale de Radio-Canada, au Conseil de direction de la SRC et même au premier ministre du Canada de la programmation de la télévision française. Des téléspectateurs, qui ont autrefois fortement appuyé la presse et la radio française, pensaient que CBKFT, qu’ils captaient enfin dans leurs maisons ou leurs foyers pour personnes âgées, leur appartenait en quelque sorte. Quel ne fut pas leur étonnement de voir aucun reportage «sur les pèlerinages de Sainte-Anne-de-Beaupré, mais plutôt des films québécois ou français présentant des scènes osées de nudité totale (29) ».

Les téléspectateurs ont surtout déploré l’absence d’une programmation fransaskoise. Ils regardaient la production locale du Manitoba diffusée par CBKFT, qu’ils trouvaient d’ailleurs plutôt satisfaisante comme a révélé l’enquête de Gauthier, mais ils estimaient qu’elle reflétait davantage la réalité des Franco-Manitobains que la leur. Selon les personnes interrogées par Gauthier, la télévision française devrait jouer un rôle de «miroir» de la réalité fransaskoise. Elle devrait rendre manifeste la présence des francophones dans la société saskatchewanaise, et plus largement, canadienne.

Les revendications de l’ACFC reflétaient ce besoin des Fransaskois pour la production locale. Elle réclamait une telle production depuis 1968. Au lendemain de l’ouverture de CBKFT en 1976, l’ACFC a repris ses pressions «pour hâter l’obtention d’une programmation locale(30) » en français en Saskatchewan.

Les Fransaskois exprimaient les mêmes besoins que tous les francophones hors Québec de l’époque. Partout au Canada, on jugeait que la production locale devait fournir aux minorités francophones des moyens pouvant permettre une prise de conscience de leur identité, leur permettant d’échanger, de se divertir et de s’informer à leur façon(31). En d’autres mots, la production locale devait assurer la fierté de ses origines et de sa culture française, qui se veut vivante, tout en freinant l’effet assimilateur des médias anglophones. En l’absence d’une production locale radio-canadienne répondant à leurs besoins, des Fransaskois ont entrepris de produire eux-mêmes un contenu télévisuel qui leur ressemblait. Cela a donné lieu aux expériences Saskébec et SaskOntario (voir page 5) ainsi qu’à la production de quelques émissions à la télévision communautaire (voir page 10).

En 1979, la Fédération des Francophones Hors Québec (FFHQ) a exprimé plusieurs griefs, qu’a appuyé l’ACFC, à propos de la situation de la production locale dans l’ensemble du réseau français de la SRC: «éloignement des centres de décision, centralisation excessive de la programmation et de la production, absence de représentations régionales dans les postes locaux tant au niveau de la direction que de la production, déficiences techniques qui entravent la visibilité télévisuelle des minorités francophones(32) ». Selon l’ACFC et la FFHQ, cette situation éloignait les postes de base comme Regina de leur mission qui consistait à refléter le milieu dans lequel ils se trouvaient. Ces postes devaient produire «d’abord et avant tout des émissions d’information et d’affaires publiques. En second lieu, ils devaient voir au développement des talents locaux, d’où les émissions de variétés qu’un poste de base peut être appelé à produire(33) ».

La maquette de la future Maison de Radio-Canada
Photo 7: Radio-Canada
La maquette de la future Maison de Radio-Canada proposée pour Regina. L'édifice sera enfin opérationnel en 1983.


Le mécontentement exprimé par les Fransaskois et les francophones du Canada à propos de l’absence de production locale ainsi que la centralisation à la SRC ne se limitait pas à la francophonie canadienne. Les Canadiens anglais des maritimes et de l’Ouest, et plus spécifiquement les Saskatchewanais, se plaignaient eux aussi de la centralisation de la production dans l’Est. «A result is that Saskatchewan contributes no regular programming to the CBC’s national network and is even hardpressed to provide local pro-gramming (34) » peut-on lire dans un éditorial du Leader Post. Dans le même éditorial, la rédaction du journal demande impli-citement plus d’autonomie pour Regina: «Not only is Saskatchewan the victim


Photo 7: Radio-Canada
La maquette de la future Maison de Radio-Canada proposée pour Regina. L'édifice sera enfin opérationnel en 1983.

of Toronto-based centralism, it also comes out second best in the CBC’s Prairie region which covers both this province and Manitoba and is headquartered in Winnipeg». Ces reproches auraient très bien pu être formulés par les Fransaskois.

La SRC a réfuté ces accusations. La direction a expliqué que ses stations respectaient leur mandat de refléter le milieu dans lequel elles se trouvaient, mais elles le faisaient en tenant comptes des ressources disponibles. Or, les stations régionales n’ont jamais joui d’un budget astronomique. De plus, peu de temps après l’ouverture de CBKFT, la SRC a connu une période de compressions budgétaires qui s’est étendue jusqu’au début des années 1980. Dans un tel contexte, les anglophones pouvaient toujours compter sur les stations affiliées à CTV pour obtenir une production locale. De leur côté, les Fransaskois ne pouvaient compter que sur CBKFT, d’où les pressions exercées par l’ACFC pour accélérer la mise en place d’une production locale en français.

Notes et références
(1) Leader Post, 20 octobre 1976.
(2) Ibid.
(3) Leader Post, 15 septembre 1978.
(4) Mémoire présenté par la Société Radio-Canada au CRTC concernant sa demande en autorisation de se porter acquéreur des stations de télévision de Moose Jaw et Regina, 10 juin 1969, AS, R-621, Dossier XXXII (5g).
(5) Mémoire de l’ACFC présenté au Secrétaire d’État le 30 novembre 1971, AS, R-621, Dossier XXXII (5d).
(6) Rapport de l’ACFC du 23 janvier 1973, op. cit.
(7) Rapport de l’ACFC du 23 janvier 1973, op. cit.
(8) Bulletin de l’ACFC, vol. 3, no 1, février 1970.
(9) Lettre de la famille Joseph D. Couture à René Rottiers, 24 novembre 1969, AS, R-621, Dossier XXXIV (6b).
(10) Bulletin de l’ACFC, février 1970, op. cit.
(11) Procès verbal du Conseil d’administration. Assemblée du 25 octobre 1969, AS, R-621, Dossier I (1b).
(12) Mémoires préparés et soumis par l’ACFC, AS, R-621, Dossier XXXII.
(13) L’Eau vive, 14 février 1974.
(14) Entrevue accordée par l’Honorable Pierre E. Trudeau, premier ministre du Canada à l’ACELF, SNA, FANE, SSTA, ASEQ, ACFO, SMF, ACFC, ACFA, FFC et un représentant de Terre-Neuve, AS, R-621, Dossier VII (13).
(15) Discours prononcé par Hugh Faulkner le 14 février 1974 et reproduit dans l’Eau vive du 29 septembre 1976.
(16) L’Eau vive, 26 novembre 1975.
(17) Rencontre de la Direction de l’expansion de la Société Radio-Canada par les représentants du Comité ad hoc les 29 et 30 mai 1974 à Montréal, AS, R-1291, Dossier 731.
(18) Leader Post, 18 novembre 1974.
(19) L’Eau vive, 2 décembre 1974.
(20) Leader Post, 18 novembre 1974.
(21) Lettre de J. Hugh Faulkner à Réjeanne Blais, 2 décembre 1974, AS, R-1291, Dossier 739.
(22) Rapport de travail-Novembre 1974 par Roger Lepage, AS, R-1291, Dossier 746.
(23) L’Eau vive, 4 août 1976.
(24) L’Eau vive, 4 août 1976.
(25) Calcul fait à partir des horaires publiés par l’Eau vive entre 1976 et 1979.
(26) Prince Albert Daily Herald, 29 avril 1978.
(27) Moose Jaw Times Herald, 18 juillet 1978.
(28) Raymond Gauthier, Comme blé d’hiver: les Fransaskois et les médias électroniques, Regina, ACFC, 1980.
(29) Bernard Wilhelm, «Médias québécois et médias francophones hors Québec: l’Ouest», dans Médias francophones hors Québec et identité. Analyses, essais et témoignages, sous la directions de Fernand Harvey, Québec, IQRC, 1992, p. 277.
(30) Rapport de l’ACFC préparé pour le Conseil de la vie française en Amérique, août 1976, AS, R-621, Dossier XXXII (5j).
(31) Proposition pour la formation de Comités d’action régionaux pour la Société Radio-Canada. Document de travail préparé par Francine Lalonde à l’intention de la FFHQ et de ses membres. Pour circulation interne seulement, septembre 1979, AS, R-1291, Dossier 697.
(32) Francine Lalonde, op. cit.
(33) Gauthier, op. cit., p. 88.
(34) Leader Post, 28 janvier 1982.

Lisez la troisième et dernière partie de cet article dans le numéro de juin de la Revue historique. Il portera sur l'ouverture de la Maison de Radio-Canada et la production d'émissions locales.





 
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