Des gensRaymond Denis
Né le 15 octobre 1885 à Saint-Jean d'Angely, en Charente Maritime, il a tout juste quatorze ans lorsque ses parents prennent le parti d'émigrer en Nouvelle-Calédonie. Mais sa mère, déjà atteinte de tuberculose, tient à revoir son pays natal avant de mourir et la famille rentre en France en 1902. Après le décès de sa mère, le jeune Raymond s'embarque pour le Canada en juin 1904. Il s'initie aux travaux de la ferme au Manitoba, fait un peu de commerce en Alberta et devient contremaître dans la construction à Montréal. En route pour San Francisco où l'appelle un travail, il s'arrête afin de visiter sa famille qui s'est entre temps établie en Saskatchewan. Là, le hasard fait qu'il rencontre une jeune fille qu'il a connue en France; «elle était jeune,» écrira-t-il dans ses Mémoires, «moi aussi, et puisque nous devions nous marier, aussi bien le faire tout de suite.» Raymond Denis se consacre alors pendant quelques années à sa jeune famille et à la mise en valeur de son homestead et des autres terres achetées dans les environs du petit village de Saint-Denis. Ses interventions lors des réunions et des congrès le font remarquer et, malgré son jeune âge, il est nommé vice-président de l'Association Catholique Franco-Canadienne de la Saskatchewan en 1918. On lui a déjà confié le double secrétariat de l'Association Interprovinciale, un organisme voué au recrutement et à la formation d'enseignants bilingues, et de l'Association des Commissaires d'École Franco-Canadiens. À l'automne de 1919, il déménage sa famille à Vonda, car le village bénéficie d'un bon service de chemin de fer et, par conséquent, le courrier y est livré à tous les jours. Il peut ainsi plus aisément se tenir en relations, en personne ou par lettres, avec les autres dirigeants des associations et les commissaires des arrondissements scolaires. Néanmoins, ses activités pour la cause nationale lui prennent trop de son temps et la faillite de plusieurs récoltes successives lui crée des embarras financiers; il contemple alors la possibilité de se retirer de la lutte. L'archevêque de Régina, Mgr Olivier-Elzéar Mathieu, lui suggère donc de remettre la direction de son exploitation agricole à un gérant et de se lancer dans la vente de l'assurance. Il se charge d'ailleurs de faciliter les premiers contacts avec la compagnie montréalaise La Sauvegarde, la seule firme d'assurances de langue française à l'époque. Ainsi, Raymond Denis pourra plus aisément maintenir le contact avec les différents groupes franco-canadiens éparpillés à la grandeur de la province au cours de ses tournées pour vendre des polices d'assurance. Cet arrangement a un autre avantage important, car aucune des associations n'a encore de secrétariat permanent; comme il l'avouera plus tard lui-même, «en abusant de mon titre de gérant provincial de La Sauvegarde, j'ai fait faire par le secrétaire de cette compagnie bien du travail qui relevait de l'Interprovinciale, de l'Association des commissaires ou même de l'A.C.F.C. Je ne suis même pas bien sûr de ne pas avoir laissé payer quelques timbres par La Sauvegarde!» Le début des années 1920 annonce une période troublée. Dans le domaine agricole, la diminution marquée des rendements conjugue ses effets à ceux des importantes fluctuations sur les marchés des grains. La population franco-catholique, inquiète face à cet assombrissement des perspectives économiques, semble perdre un peu de la ferveur qu'elle s'était donnée lorsque ses écoles étaient menacées durant la Grande Guerre. D'ailleurs, des coteries se sont regrettablement formées au sein des différentes associations: les Canadiens français se méfient des Français qui, eux, semblent vouloir leur en remontrer; les gens du Nord trouvent difficilement des points de contact avec ceux du Sud; les Libéraux bon teint ont à l'oeil ceux qu'ils soupçonnent d'être des Progressistes opportunistes; le clergé défend avec acharnement ses vues contre ceux qui semblent vouloir faire preuve de tendances laïcisantes. Pourtant, il semble indispensable de réaliser l'union de toutes les forces franco-catholiques afin de faire avancer plus rapidement la cause. Le Congrès de Prince-Albert en 1923 est tumultueux. Raymond Denis est prêt à accepter la présidence de l'A.C.F.C., mais face à l'opposition des délégués de plusieurs villages canadiens français, il se retire pour laisser la place à Eldège Morrier, qui a la faveur de toutes les parties. Néanmoins, il remporte aux voix le poste de président de l'Association des Commissaires d'École Franco-Canadiens. Par contraste, le congrès de 1925 devient celui de l'harmonie et de l'unité d'action. La situation économique s'est rétablie et, en bonne partie grâce à la création des Wheat Pools, l'Ouest connaît un vague de prospérité sans précédent. M. Denis est réélu président de l'A.C.E.F.C. et devient aussi président de l'A.C.F.C. De concert avec le comité fédéral, il trace quatre grandes voies d'action: l'établissement d'un secrétariat permanent, la mise sur pied d'examens de français pour les écoles, la coopération étroite avec les inspecteurs officieux des écoles françaises on a choisi l'appellation de «visiteurs d'écoles» et l'organisation de voyages dans l'Est. Le succès est complet sur toute la ligne; Morrier jette les bases d'un secrétariat, les examens originairement prévus pour juin 1926 ont lieu dès 1925, les visiteurs continuent leur travail et un premier voyage «de la survivance» a lieu dès cet hiver-là. Le président de l'A.C.F.C. est alors appelé à prononcer de nombreux discours, favorablement reçus, à Ottawa, Montréal et Nicolet. Trois autres voyages auront lieu au cours des années suivantes et ils serviront surtout à rappeler à la population québécoise et à ses chefs, l'existence de minorités énergiques dans l'Ouest canadien. Raymond Denis et son épouse effectuent un voyage en France en 1928. Voilà plus qu'un quart de siècle qu'ils ont quitté le sol natal et malgré la joie des retrouvailles, le président de l'A.C.F.C. n'oublie pas qu'il a des obligations. L'archevêque de Régina, Mgr Mathieu, est défaillant et sa disparition prochaine est à prévoir. L'élément franco-catholique préférerait qu'un autre archevêque de langue française soit nommé à Régina, mais la prépondérance de l'élément d'expression anglaise rend une telle nomination plus qu'improbable; on se contentera d'un évêché français dans le sud-ouest de la province. C'est le message qu'apporte Raymond Denis au Cardinal Dubois, à Paris, et à Aristide Briand, ministre des Affaires étrangères de France. C'est aussi à cette époque que le Ku Klux Klan fait son apparition en Saskatchewan et qu'il entreprend sa campagne haineuse contre l'enseignement de la religion et des «langues étrangères» dans les écoles de la province. Raymond Denis et l'A.C.F.C. défendent les droits de la minorité de toutes leurs forces, mais face aux passions ameutées, ils ne peuvent pas grand chose. Après les élections de 1929, le parti libéral doit céder la place à une coalition de Conservateurs et de Progressistes. Dès son accession au pouvoir, le premier ministre J.T.M. Anderson fait voter plusieurs mesures sur l'enseignement de la langue et de la religion ainsi que sur les costumes et les emblèmes religieux. Raymond Denis, toujours président de l'A.C.F.C. et de l'A.C.E.F.C., est constamment sur la brèche: discours, mémoires, appels dans Le Patriote de l'Ouest, représentations auprès des hommes politiques, consultations avec les autres chefs de la minorité en Saskatchewan et dans les autres provinces de l'Ouest, il ne néglige rien. Pourtant, une tragédie familiale lui fait perdre un moment son équilibre. Alors qu'il est à Edmonton pour y prononcer un discours lors des célébrations du 24 juin, un télégramme lui apprend que sa fille aînée, Raymonde, vient de se noyer dans un lac des environs de Vonda. La perte est cruelle, certes, mais l'heure est trop grave; il faut continuer... Malgré l'opposition ouverte et inexplicable d'un membre du haut clergé du diocèse de Prince-Albert, Raymond Denis s'affaire à préparer une alliance avec une association de catholiques allemands. L'union des forces catholiques se concrétise lors d'un congrès conjoint des commissaires d'école en 1930; le poids politique du nouveau groupe force le gouvernement Anderson à ralentir ses attaques contre l'enseignement de la langue et de la religion. D'ailleurs, les éléments les plus fanatisés de la population ont bien d'autres soucis, alors que la crise économique s'appesantit sur le pays. Cette année-là, Raymond Denis effectue aussi un voyage à Ottawa et au Québec, afin de rencontrer des personnalités politiques du parti conservateur, suite à l'élection du gouvernement Bennett à Ottawa. Ses discussions ont pour but d'amener l'aile fédérale du parti à intervenir auprès du gouvernement Anderson pour le persuader de ne pas adopter d'autres mesures vexatoires et, dans la mesure du possible, de rappeler celles qui existent déjà. Bien qu'une foule d'autres facteurs entrent aussi en jeu, il n'en demeure pas moins que les lois sur l'enseignement de la langue et de la religion sont appliquées avec considérablement moins de vigueur après cette visite. Dans les arrondissements de langue française, on tire le meilleur parti possible de cette situation. En récompense de ses nombreux services, Raymond Denis reçoit en 1930 la décoration de Chevalier de la Légion d'Honneur. C'est aussi le temps de faire le bilan: «En ce qui me concerne, explique-t-il, j'étais fatigué parce qu'enfin, en dehors des luttes nationales, il fallait quand même que je gagne la vie de ma famille et nous étions dix. À chaque congrès, je me disais: «C'est le temps d'arrêter et de laisser la place à d'autres», mais au contact de mes compagnons d'armes de toute la province, je n'avais plus le courage, et peut-être pour être franc, devrais-je dire que je n'avais plus l'envie de dire non. Les luttes nationales m'ont toujours tenu à coeur... D'ailleurs, si on reçoit des coups, il y a aussi des satisfactions d'amour propre et qui donc n'en a pas d'amour propre? Je les plaindrais ceux-là.» Il continue donc son travail, s'occupant entre autres de l'organisation de congrès régionaux annuels de l'A.C.F.C. et du recrutement des membres. Mais la crise économique et la sécheresse amènent une diminution marquée des ventes d'assurance et la compagnie La Sauvegarde fait face à d'importantes difficultés financières. La direction l'invite instamment à venir s'installer à Montréal; il part avec sa famille à la fin d'octobre 1934. Là-bas, il ne peut demeurer inactif. D'abord président d'un cercle local de la Société Saint-Jean-Baptiste, il accède bientôt au poste de vice-président de la Société Générale Saint-Jean-Baptiste du Québec. Il prête aussi son concours à l'organisation d'une souscription publique en faveur du chanoine Lionel Groulx. C'est le coup d'envoi d'une autre «carrière» qui lui vaudra le surnom de «Grand Quêteux». Il participe à d'autres campagnes de souscription en faveur de la presse acadienne, de la Palestre nationale, de l'Hôpital Sainte-Justine et d'autres causes nationales. Une autre lutte se prépare dans l'Ouest canadien, celle de la radio française. Mal servie par la radio d'État, la population française des trois provinces des Prairies a résolu de construire ses propres stations radiophoniques. Pour cela, il lui faut des fonds considérables qui doivent être en partie recueillis dans l'Est. En 1945, Raymond Denis accepte la co-présidence d'un comité chargé de mener la souscription dans les diocèses de Montréal et du Nouvel Ontario. L'objectif est établi à 50 000 $ dans les paroisses de l'île de Montréal; il est largement dépassé puisque l'on recueille près de 75 000 $. En tout, les régions dont il a la responsabilité offrent 130 000 $ et la somme totale de 250 000 $ est amassée dans l'Est. Il fait aussi avancer la cause en servant d'intermédiaire, grâce à ses nombreux contacts avec des personnalités du monde économique et politique. Certes, la lutte est menée depuis l'Ouest, tout spécialement en Saskatchewan par MgrMaurice Baudoux, mais Raymond Denis n'en joue pas moins un rôle sinon essentiel du moins déterminant dans l'obtention des permis de radiodiffusion. Il n'aura pourtant pas le bonheur d'assister à l'ouverture officielle de C.F.R.G. à Gravelbourg ou de C.F.N.S. à Saskatoon, car il est en repos à Montréal après une intervention chirurgicale. Il sera présent par la pensée et par la voix, puisqu'il grave ses commentaires sur un disque qui sera joué et radiodiffusé cette journée-là. La bataille des permis de radio a été longue et coûteuse; une partie de la somme recueillie lors de la première souscription provinciale y a été consacrée. Au surplus, l'éparpillement de la population de langue française en Saskatchewan nécessite la mise en service de deux stations, l'une pour le Nord et l'autre pour le Sud. Une deuxième souscription s'impose donc. On pressent le Grand Quêteux, mais à 70 ans, il ne pense plus pouvoir trouver l'énergie nécessaire et il se prépare d'ailleurs à subir une autre intervention chirurgicale. On insiste: comme c'est son habitude, Raymond Denis cède et il accepte de venir mener cette dernière campagne. En mai 1951, il est à pied d'oeuvre à Saskatoon. L'objectif est d'un quart de millions de dollars, devant être versé à parts égales par les populations du Nord et du Sud. L'organisation d'une campagne de cette envergure dans la Saskatchewan est toute une gageure, car les sections locales de l'A.C.F.C. sont moins fortement structurées et moins actives que ne le sont les cercles des grands mouvements nationaux au Québec. Par conséquent, elles ne peuvent former par elles-mêmes le noyau des systèmes de souscription et de perception. Raymond Denis s'occupe donc de «trouver une équipe de prêtres dévoués, ardents, qui iraient dans chaque paroisse prêcher notre évangile national, réveiller les bonnes volontés, organiser des comités de souscription et travailler même avec ces comités en allant chercher les souscriptions parmi les familles les plus fortunées qui correspondaient à ce que nous appelions à Montréal, les noms réservés.» La campagne est un franc succès et près de 350 000 $ (soit 70 $ par famille de langue française) sont souscrits. Raymond Denis reviendra plusieurs fois en Saskatchewan, à titre de délégué du Conseil de la Vie Française en Amérique et de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal aux congrès de l'A.C.F.C., et pour rendre visite à sa parenté et à ses vieux compagnons d'armes. Il meurt à Montréal, le 19 février 1965, à l'âge de 79 ans. (citations: Mes Mémoires, manuscrit aux Archives provinciales, vol. 1, p. 32 et 111, vol. 2, p. 341 et vol. 4, p. 142; renseignements: La Liberté et le Patriote, 25 février 1965, p. 1) |
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