Des histoiresOn voit grand à Big River!Il serait juste de dire que la plupart des immigrants de langue française en Saskatchewan étaient attirés par les homesteads gratuits, qu'ils se destinaient à l'agriculture et qu'ils se sont par conséquent établis dans les zones agricoles. On trouvait aussi bon nombre d'ouvriers qualifiés (charpentiers, couvreurs, soudeurs, mécaniciens), de petits commerçants, de médecins, d'avocats, de vétérinaires et de comptables. Mais à côté de tous ces gens, il y eut un groupe dont la destination n'était ni les riches terres ni les villes de la prairie. Ils venaient exploiter les forêts de résineux dans la région de Big River, au nord de la province. Avec la disparition des derniers grands peuplements de pin blanc dans l'Est du continent vers la fin du siècle dernier, les marchands de bois se tournent vers l'Ouest canadien. La construction du chemin de fer transcontinental et de la ligne Régina - Prince-Albert en 1890 va faciliter l'expédition du bois d'oeuvre vers l'Ontario et les États-Unis. C'est surtout l'épinette blanche - le picea glauca - qui intéresse les marchands. Son bois à très beau grain résiste au gauchissement et il est précieux autant dans la charpenterie que dans la menuiserie et même l'ébénisterie. À cette époque, toute la région au nord-ouest de Prince-Albert est couverte de forêts dont les arbres dépassent souvent deux mètres de diamètre à la base. La Loi des Terres du Dominion de 1872 réglemente l'exploitation des ressources forestières de l'Ouest. Les permis de coupe sont accordés à des compagnies ou à des particuliers dans des districts forestiers. Des règles sur la coupe et sur la protection contre les feux de forêt ont été établies, mais elles sont plus ou moins ouvertement violées dès le début. Le gouvernement central est trop loin et surtout trop accaparé par d'autres problèmes pour s'en soucier outre mesure. Et comme Ottawa a refusé de remettre à la Saskatchewan la possession de ses richesses naturelles lors de sa création en 1905, les abus se perpétuent. Il n'est d'ailleurs pas certain que si on lui avait accordé la responsabilité de diriger lui-même l'exploitation de ses forêts, le gouvernement de Régina aurait eu la volonté politique de réprimer les abus. En 1903, cinq financiers anglais de Winnipeg et de Prince-Albert forment la Big River Lumber Company. L'un est commissaire des Terres du Dominion, un autre exerce le droit, le troisième est comptable et les deux derniers s'occupent du commerce du bois en gros. Les associés jouissent donc de toutes les relations politiques, financières et commerciales nécessaires au succès du projet. Pendant quelques années, la compagnie se réserve plusieurs territoires de coupe dans la région de Prince-Albert, mais apparemment sans jamais les exploiter. En 1906, les opérations débutent pour de bon sur le site actuel du village de Debden. Avec l'épuisement graduel des réserves forestières dans ce district, les bûcherons montent plus au nord, le long d'un petit cours d'eau nommé, par dérision, la Grande Rivière. Le capital-actions de la compagnie est haussé à un million de dollars en 1908 et plusieurs nouveaux actionnaires sont invités à se joindre au groupe original. L'un d'eux est R.J. Mackenzie, un des principaux promoteurs du Canadian Northern Railway. Sa compagnie décide donc de lancer un embranchement en direction de Shellbrook et Big River, à partir de Prince-Albert. Les travaux sont complétés en 1910. Le chemin de fer est nécessaire autant pour l'expédition du bois que pour l'importation de la machinerie et le transport des nombreux ouvriers et de la nourriture. On a établi une petite scierie deux ans plus tôt, pour débiter le bois nécessaire à la construction de la grande scierie permanente. Les travaux avancent plutôt lentement, car il faut en même temps mettre en marche une briquetterie et effectuer le charroi des pierres pour le solage des différents bâtiments. On croit qu'il existe déjà une chapelle de rondins pour les ouvriers catholiques avant 1909. On sait de façon certaine que l'année suivante, l'abbé Normand Gagné arrive avec un fort contingent de Québécois; ils s'appellent Gagnon, Tremblay, Michel, Ethier, Thibault, Corbeil, Doucette, Clément, Chenard. Ils viennent pour la plupart de la Gatineau, de la Haute-Mauricie et de la région de Québec, mais d'autres sont originaires de l'Acadie. On raconte à propos de la venue de quelques-uns d'entre eux une histoire peu plausible mais néanmoins amusante. Un groupe de rudes bûcherons de l'Outaouais décide un beau jour d'aller tenter fortune dans les forêts de la Colombie-Canadienne, plus précisément à Prince-Rupert. À la gare, ils demandent des billets à l'employé - anglais - des chemins de fer, prononçant Prince-Rupert à la française. Celui-ci comprend «Prince-Albert» et il leur vend des billets pour cette destination. Les infortunés bûcherons, qui ont célébré leur départ par de joyeuses libations, s'éveillent sur les bords de la Saskatchewan-Nord plutôt que sur les rives du Pacifique. À court d'argent, ils sont bien forcés de prendre le chemin de Big River. Que cette histoire soit véridique ou non, la compagnie est en pleine opération en 1911 et elle a besoin de main d'oeuvre. On a dressé les plans de la plus grande scierie de tout l'Empire britannique, capable de produire plus d'un million de pieds de planche par journée de travail de 24 heures. Le pied de planche est une mesure égale à un pied carré sur un pouce d'épaisseur. Tout ce bois scié, dégauchi, corroyé et tronçonné formerait, empilé en un seul endroit, un bloc énorme de près de 14 mètres de côté. Il faudra abattre quotidiennement plus de 12 500 arbres de 30 centimètres de diamètre à la base pour atteindre ce régime de production. Tout est gigantesque. Le bâtiment de la scierie mesure 70 mètres de longueur sur plus de 20 mètres, le séchoir et l'entrepôt à peine un peu moins. L'atelier de dégauchissage couvre plus de 40 mètres sur 30. On a aussi érigé un incinérateur de 40 mètres de hauteur. Pour faire tourner les machines, on installe trois moteurs à vapeur, dont le plus puissant développe 1800 chevaux; le piston de son unique cylindre mesure plus d'un mètre et demi de diamètre. Le mouvement est transmis par une courroie de cuir de 4 cm d'épaisseur, entraînée par un immense volant de plus de 10 mètres de hauteur tournant jour et nuit à une vitesse folle. La construction et l'opération de la scierie, ainsi que la coupe, le mesurage et le transport des arbres occupent plus de 1000 hommes. Ils reçoivent des salaires s'échelonnant entre 1,50 $ et 8,00 $ par journée de travail de 10 heures. Les ouvriers spécialisés les mieux payés, mécaniciens et ingénieurs de machines à vapeur, ramènent à la maison la somme incroyablement généreuse de 175 $ par mois. Même les manoeuvres les plus mal payés obtiennent un salaire brut mensuel de 36 $, somme amplement suffisante pour faire vivre une famille nombreuse tout un hiver. À l'automne, les colons à cent kilomètres à la ronde se rendent à Big River pour y trouver du travail. Le petit village se transforme bientôt en un centre de plus de 3000 habitants. Avant même qu'elle soit en pleine opération, la scierie est lourdement endommagée par un incendie et les propriétaires décident, sagement, de la reconstruire à une échelle moins démesurée. La nouvelle scierie ne peut produire guère plus d'un demi-million de pieds de planches par jour! Si la compagnie offre des salaires intéressants, elle n'en contrôle pas moins étroitement toutes les activités de ses employés. On peut même dire qu'elle verse très vite dans le paternalisme. Elle fait bâtir une série de maisonnettes, toutes identiques, où les employés mariés logent avec leur famille. Pour les célibataires, elle entretient un très large bâtiment où 200 ouvriers sommeillent dans des dortoirs, mangent dans une cuisine-réfectoire ouverte 24 heures sur 24 et se récréent dans une salle de jeux et de billards. Dès 1911, elle ouvre une école publique. Les familles catholiques font plusieurs fois par la suite les démarches nécessaires pour obtenir une école séparée, mais sans succès. La compagnie accepte néanmoins d'embaucher un instituteur canadien-français pour enseigner la langue et la religion. En juin 1913, les bâtiments sont détruits par un incendie et la compagnie décide d'abandonner les affaires et de vendre l'équipement et la ville toute entière à des Américains. Ceux-ci établissent la Ladder Lake Lumber Company. Comme il faut aller chercher le bois de plus en plus loin, la nouvelle compagnie s'entend avec le gouvernement provincial, qui érige un barrage à une cinquantaine de kilomètres en aval de Big River, afin d'élever le niveau de l'eau dans la rivière de quatre ou cinq bons mètres et de créer un lac. C'est aujourd'hui le lac Cowan. Ainsi, tout le bois abattu en hiver est traîné par des chevaux jusqu'au lac et empilé sur la glace. Au printemps deux bateaux ramènent les grumes jusqu'à la scierie, à l'extrémité sud du lac. La compagnie ne s'intéresse pas seulement au bois de charpente. Elle fait aussi le commerce des traverses de chemin de fer, du bois de pulpe et du bois de chauffage. Plutôt que de tenter de mener elle-même toutes ces opérations de front, elle préfère confier les activités secondaires à des particuliers et à de petits entrepreneurs. Plusieurs dizaines de fermiers trouvent là un travail saisonnier qui rapporte gros à ceux qui possèdent un «timme» de chevaux en bonne santé. Mais les beaux jours de l'exploitation forestière dans la région de Big River tirent à leur fin. Les peuplements d'épinettes blanches sont victimes de la rapacité de l'homme. Au début de l'été 1919, un violent feu de forêt éclate. On ne connaît pas les véritables auteurs de cette catastrophe: peut-être des colons pressés de débarrasser un coin de terre de son couvert forestier, peut-être des bûcherons voulant brûler des branchages accumulés dans une aire de coupe, au mépris des lois provinciales et des règles de prudence les plus élémentaires, ou peut-être même des Indiens ayant négligé d'éteindre leur feu de camp? Quoi qu'il en soit, l'incendie fait rage durant une bonne partie du mois de mai et tout le mois de juin, encerclant le village à un certain moment. La compagnie organise l'évacuation des lieux par train spécial, tandis que les plus hardis se réfugient sur les eaux d'un lac voisin. Mais au moment où les hommes se préparent à abandonner la lutte, le vent tourne; le village et la scierie sont épargnés. Hélas, tout le bois de valeur commerciale a été détruit jusqu'au Lac Vert, sauf quelques fourrés ici et là en bordure des marécages. L'année suivante, on s'affaire à abattre les derniers arbres. En 1921, il ne reste absolument plus rien et la compagnie ferme la scierie, démantèle les machines et les expédie vers la Colombie-Canadienne et le Manitoba, où elle exploite d'autres réserves forestières. Il ne reste plus que l'incinérateur. Privés de leur gagne-pain, bon nombre d'ouvriers s'en vont eux aussi vers de nouveaux chantiers ou ils se tournent vers la pêche, le trappage et le frétage. D'autres se font fermiers et se réservent un homestead. Le village de Big River connait alors un net déclin. C'est en 1971 que l'on démantèle finalement l'incinérateur, dernier vestige d'un chapitre encore méconnu de l'histoire de la Saskatchewan. (adapté de Mary Michel, Timber Trails, History of Big River and District, Big River, 1979, pp. 10-27; Patriote de l'Ouest, 16 novembre 1916, p. 7) |
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