Des histoiresNoël entre Wolseley et MontmartreAprès la défaite de la France par la Prusse en 1870 et les événements de la Commune de Paris l'année suivante, le gouvernement du Québec avait tenté d'attirer des Français et des Alsaciens-Lorrains désireux de vivre en terre française et catholique. Un de ceux qui avaient répondu était un Breton, Auguste de Trémaudan. Établi dans le comté de Lévis, il dut retourner en France quelques années plus tard, son épouse n'arrivant pas à s'acclimater. Mais en 1893, il avait été le premier à signer un contrat avec la Société Foncière du Canada, formée à Paris dans le but de faciliter l'établissement de colons français et belges sur des terres auparavant occupées par la réserve indienne de Piapot, à 25 kilomètres au sud-ouest de Wolseley. L'endroit fut baptisé Montmartre. Son fils, Auguste-Henri de Trémaudan, raconte dans ses mémoires les événements d'un voyage d'approvisionnement à Wolseley, mené une veille de Noël par le fondateur de la Société Foncière, le Français Pierre Foursin: «Un soir, M. Foursin nous demanda quelques minutes d'attention: «J'apprends, dit-il, que la provision de farine s'épuise. Je crois qu'il serait prudent d'en aller chercher le plus tôt possible, car ce n'est pas agréable de se mettre sur les quatre chemins pendant les mois de janvier et de février, lorsqu'il fait 35 ou 40 degrés au-dessous de zéro. Bref, voici ce que je vous propose. Une demi-douzaine d'entre vous partiront d'aussi bonne heure que faire se pourra, demain matin, avec leurs boeufs et les traîneaux. Ils se rendront à Wolseley, au moulin, où chacun prendra quelques sacs de farine que j'aurai eu soin de faire préparer. Nous dînerons tous ensemble là-bas, puis nous reprendrons le chemin de Montmartre, de façon à ne pas revenir trop tard. Avec des boeufs il ne faut guère moins de six heures pour faire la route. «Ceci dit et accepté sans discussion, on désigna sur-le-champ les membres devant former l'expédition et, en prévision d'un départ matinal, on se sépara de meilleure heure que de coutume. À quatre heures, une demi-douzaine de traîneaux se rencontraient entre la «Grande Maison» et l'écurie y attenante. On entra prendre un coup et, en chantant, malgré un froid sec qui collait le givre au visage, on prit la direction de Wolseley. À moitié chemin, à un endroit nommé la «Butte aux poules», M. Foursin rejoignit la petite caravane et là, en pleine prairie, chacun prit, à même le goulot de la bouteille, une bonne lampée pour maintenir le coeur à la bonne place et donner plus de vigueur aux jambes. Vers dix heures, on atteignait Wolseley et les traîneaux vinrent se ranger en face du moulin à farine. On détela les boeufs pour leur permettre de manger la petite botte de foin dont chaque conducteur s'était pourvu. Cela fait, M. Foursin emmena tout le monde prendre l'apéritif d'abord, puis le dîner. Naturellement, on renvoya le thé et on commanda quelques bouteilles de bière, à défaut de vin. On mangea ferme et on but sec. Les cuisinières durent se dire que le bénéfice serait petit à vingt-cinq sous du repas, si tous les jours se présentaient des clients de ce genre: aucun des attablés ne se contenta d'une seule portion. Et le pain, donc! je vous assure qu'il disparaissait des assiettes aussi rapidement qu'on l'apportait. On causa aussi, sans craindre de faire tomber le plafond et sans s'inquiéter de savoir si ceux qui dînaient à la table voisine en deviendraient sourds. Et, au lieu de se lever de table aussitôt le dîner englouti, on alluma une pipe et on continua à causer et à rire haut, tout en dégustant la bouteille de cognac que ce bon M. Foursin avait bien pris garde de ne pas oublier. «Si bien qu'en dépit des bonnes recommandations de la veille, une fois les diverses petites commissions terminées, il était bien trois heures lorsqu'on se remit en route. Les boeufs allaient encore plus lentement au retour qu'à l'aller. À quatre heures, la nuit vint, et on était encore bien loin de Montmartre. Bientôt, il fallu se fier à l'instinct des animaux pour suivre le chemin, très peu fréquenté encore. Au Pie-à-Pot, M. Foursin rejoignit la petite troupe, assurant les conducteurs que les boeufs se maintiendraient sur le bon chemin et, après un bout de causette, partit en avant, sans avoir oublié d'offrir une nouvelle lampée de whisky, ce qui contribua beaucoup à regaillardir les six expéditionnaires. «Bientôt, les échos des bluffs et de la prairie répétèrent les gais refrains français. On marcha ainsi pendant près de deux heures. Tout à coup, celui qui tenait la tête s'arrêta. «Mes boeufs ont quitté le chemin, cria-t-il, je ne sais plus où nous sommes. Mes amis, il faut nous disperser et voir des deux côtés si nous ne le retrouverons pas.» On s'écarta un peu de côté et d'autre, et ayant soin de se «hûcher» de temps en temps, afin de ne pas se perdre les uns les autres. Peine inutile! le chemin demeura introuvable. On se réunit et un conciliabule commença, l'un des membres de l'expédition proposant de couper les branchailles aux alentours, d'allumer du feu et de passer la nuit là. «Écoutez, dit le doyen de l'expédition, je ne trouve pas cela prudent. Nous ne sommes pas très chaudement vêtus, et ce matin, nous n'avons pas su nous précautionner d'assez de couvertures. Les buissons ne nous fourniront jamais assez de bois pour faire assez de feu. Croyez-moi, nous gèlerions sur place sans nous en apercevoir car, une fois engourdis par le froid, nous ne pourrons plus rien. Ce que nous avons de mieux à faire, il me semble, c'est de laisser nos boeufs aller. Ou je me trompe fort, ou bien ils nous emmèneront tout droit à Montmartre. D'ailleurs, nous n'en devons pas être bien loin.» Cet avis prévalut et la caravane se remit en marche. «Si nous entonnions la Marseillaise?» Et dans le grand silence de l'immense prairie éclata, comme pour narguer le froid et l'obscurité, le fameux refrain: Aux armes, citoyens... «Eh! mais, il doit bien être minuit ou peu s'en faut, c'est Noël, mes amis!» Et on entonna le «Minuit, chrétiens!» Ce fut vraiment magnifique, au sein de cette immense et tranquille nature, d'entendre ce chant si beau, chanté par ce groupe d'hommes à la foi robuste et sincère, à la merci en ce moment des tricheries du froid et de la prairie. Le chant montait, approprié, sublime, répété à l'infini par les échos de la plaine. Jamais, avant cette nuit, il n'avait dû être chanté avec plus de sincérité, en rendant mieux l'expression. «Tous les cantiques de Noël y passèrent, depuis «Les anges dans nos campagnes» et «C'est Noël! C'est Noël!» jusqu'à «Il est né le Divin Enfant» et «Dans cette crèche». «Le dernier refrain venait à peine de mourir dans le lointain qu'une lumière apparut à une certaine distance, juste en avant de la colonne. Les boeufs se dirigeaient droit dessus. Un quart d'heure plus tard, on atteignait la «Grande Maison», à une fenêtre de laquelle brillait la lumière d'une lampe, mise là par ce bon M. Foursin qui songeait toujours à tout. Inutile de le dire, la journée se termina comme elle avait commencé, je veux dire par une bonne rasade, et à défaut d'église où aller célébrer les doux mystères de Noël, chacun s'en fut coucher.» (tiré du Fonds Trémaudan, Archives provinciales de la Saskatchewan; pour faciliter la lecture, les règles courantes sur l'élision et la ponctuation des citations ont été écartées) |
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