Revue historique: volume 6 numéro 2Menace de sécession en Saskatchewan en 1931par Raymond Denis Vol. 6 - no 2, décembre 1995
On parle beaucoup, dans Québec, de sécession et d'indépendance. Nos concitoyens des autres provinces trouvent qu'il est bien difficile de vivre en paix avec nous. Cependant, nous ne sommes pas les seuls ni même les premiers à avoir parlé de sécession. Il en a été question autrefois dans les provinces maritimes et, plus récemment, en Saskatchewan, autour de 1931. Lorsqu'une province se croit lésée dans ses droits ou dans ses intérêts et que ses partenaires ne tiennent pas un juste compte de ses réclamations, il semble bien que la sécession présente la solution la plus naturelle et la plus normale. La menace sécessionniste des provinces de l'Ouest, dirigée plus spécialement par les fermiers de la Saskatchewan, ne fut pas prise très au sérieux dans l'Est et aujourd'hui personne ne s'en souvient. Cependant, elle exista et fit pas mal de bruit dans les provinces de l'Ouest. Voici un extrait du «Star Phoenix»,journal quotidien libéral de Saskatoon, en date du 12 janvier 1931 «La charte des fermiers.» «La grande assemblée des fermiers tenue à Wilkie samedi dernier est une évidence nouvelle de leur profond mécontentement. Le Premier Ministre Bennett est venu en Saskatchewan expressément pour indiquer les solutions qu'il entendait proposer pour régler les problèmes de l'agriculture, mais ces solutions sont apparues absolument insuffisantes aux fermiers qui étaient réunis à Wilkie dans le but d'établir ce qui a été appelé par la suite«La charte de la liberté». «Cette charte contenait une énumération des réclamations principales des fermiers: 1- Un prix minimum pour les grains, prix qui tiendrait compte du coût de production. 2- Abolition de toute spéculation sur les grains par la disparition de la Bourse des grains qui favorise cette spéculation. 3- La nationalisation du crédit des banques aussi bien que des ressources naturelles. 4- Si ces demandes ne sont pas acceptées, il ne restera plus aux fermiers de l'Ouest qu'à exiger leur indépendance.» Le Star Phoenix ajoutait ceci: «Il n'y a aucun doute que M. Bennett ne pourra faire droit aux demandes des fermiers en raison de l'opposition qu'il rencontrera parmi les représentants de la haute finance de Québec et d'Ontario. Les fermiers mettront-ils leurs menaces à exécution, ce qui signifierait, soit un état indépendant à l'ouest des Grands Lacs, ou une annexion volontaire des provinces de l'Ouest aux États-Unis?» «Nous ne pouvons pas souhaiter aux fermiers le succès de leur entreprise parce que nous croyons qu'une rupture de la Confédération serait un malheur. Une solution devrait être trouvée dans les limites de la Confédération actuelle. Cependant, ce journal considère que cette déclaration de «Wilkie» est très sérieuse et il en recommande l'étude à nos gouvernants. Il ne faut pas se montrer trop optimiste et croire qu'il suffira de belles promesses et de brillants discours pour satisfaire les fermiers.» Le même journal revenait sur ce sujet dans un numéro du début de février 1931. Au début de janvier, le «Star Phoenix» publiait une dépêche spéciale provenant de Wilkie, Saskatchewan. Cette dépêche donnait le compte rendu d'une vaste assemblée qui avait eu lieu le 10 janvier 1931. «C'est au cours de cette assemblée que la fameuse charte de la liberté fut rédigée et adoptée. Cette charte était, somme toute, un ultimatum adressé au Gouvernement Fédéral et affirmant que si les
demandes des fermiers n'étaient pas acceptées, il ne resterait plus qu'une seule solution: se séparer du reste du Canada. «La «Presse Canadienne» fit parvenir copie de cette dépêche à tous les journaux du pays. Cette menace de sécession se trouvait donc jetée dans le domaine du public. «La Tribune» de Winnipeg, journal conservateur du Manitoba, reproduisit cette même dépêche, mais tenta d'en diminuer la portée en affirmant qu'il n'y avait que peu de monde à cette assemblée de Wilkie. On y avait, disait le journal conservateur, attaché trop d'importance. «À ces affirmations de la Tribune, le «Star Phoenix» daté du 6 février affirmait que cette assemblée de Wilkie n'était pas le lieu d'origine de la Charte. Cette assemblée ne faisait que continuer toute une campagne de revendications qui, depuis l'automne 1930, s'étendait d'un bout à l'autre de la province. «Le premier voeu réclamant la sécession fut proposé et adopté à l'automne 1930 à Strasbourg, dans le district électoral de Long Lake. À Wynyard, le 5 novembre 1930, une très nombreuse assemblée réclamait, elle aussi, la séparation d'avec l'Est et de nouveau à cette assemblée, il était question d'un prix fixe pour les grains, de la nationalisation des banques et on y ajoutait une demande nouvelle: l'annulation des intérêts encourus sur les dettes. «Le 20 novembre, les fermiers de Shell Lake adoptaient la même attitude et se prononçaient en faveur de la sécession. Puis ce fut au tour de Lloydminster, Kelso, Newiand, Senlac, Assiniboia, Quinton, Moosdale, Theodore, Copeland, Cupar et bon nombre d'autres places en Saskatchewan. «La vérité, disait le journal, c'est que cette idée de sécession est dans l'air. On en parle partout sans qu'il soit possible de savoir exactement où et quand cette idée a été jetée dans le public, mais le mouvement est sérieux et il serait dangereux de l'ignorer. «Le Patriote de l'Ouest» de Prince Albert, Sask., est revenu à différentes reprises sur cette campagne qui se menait en faveur de la sécession. Ce journal qui, comme tous les Canadiens français de la Saskatchewan, était hostile à la sécession, faisait remarquer cependant que le Mouvement était beaucoup plus grave qu'on semblait le supposer dans certains milieux. Je cite certains passages de l'un des articles du Patriote. «Quant au groupe anglais, nous sommes bien obligés de constater que c'est chez lui que se recrutent la plupart des chefs de mouvement. Nulle part peut-être cette idée de sécession n'a été accueillie avec plus de faveur qu'à Lloydminster où se trouve l'une des plus vieilles colonies anglaises de la province. «Les symptômes d'ailleurs ne manquent pas. C'est M. Thompson, l'un des avocats constitutionnalistes les plus connus de la province, celui-là même qui depuis 20 ans a mené la lutte en faveur du retour aux provinces de l'Ouest de leurs ressources naturelles, dans un temps où ses gouvernants ne semblaient pas même y penser, discutant publiquement dans les journaux cette possibilité de sécession.» «M. Thompson, il est vrai, assure que nous ne devons en arriver à cette conclusion qu'en dernier ressort, mais il déclare que les provinces de l'Est n'ont pas le droit d'imposer à l'Ouest un système tarifaire ruineux, et que la Confédération ne demeurera possible qu'en autant qu'on accordera aux provinces des prairies leur autonomie fiscale. Ceci ressemble de bien près à l'indépendance totale.» «M. Parker, ancien conservateur, l'un des députés les plus brillants de notre législature, dans un discours prononcé récemment, en arrivait à la même conclusion. Lui non plus n'est pas en faveur de la sécession, «Mais la crise actuelle montre que nos intérêts économiques sont absolument différents de ceux de l'Est, et que l'indépendance fiscale des provinces de l'Ouest s'impose si l'on veut conserver la Confédération.» «Le leader libéral, ancien Premier Ministre de la Saskatchewan, qui devait devenir plus tard ministre de l'Agriculture dans le gouvernement fédéral, dans un discours prononcé en pleine législature, après avoir parlé du mouvement de sécession s'écriait: «Nous avons bien plus en commun avec mes clients naturels de Grande Bretagne qu'avec ce groupe de ploutocrates ambitieux de Toronto ou de Montréal. Quant à moi, je pense bien davantage aux liens qui nous unissent à l'Empire qu'à ceux qui peuvent unir Regina à Montréal ou à Toronto. Paroles bien graves dans la bouche du chef d'un grand parti.» «Tous les journaux de l'Ouest, sans distinction d'opinion, consacrent de larges espaces à discuter le mouvement et ses possibilités, les uns pour en nier l'importance, les autres pour en faire ressortir la gravité. Ils n'en parleraient pas tant ni les uns ni les
autres s'ils n'en comprenaient pas les sérieuses possibilités.» «Comment s'accomplirait cette sécession? Il semble bien que nos fermiers, du moins pour la plupart, n'y ont guère pensé. Ils souffrent et crient leur mécontentement sans regarder plus loin. Cependant, j'entendais l'autre jour l'un des plus fervents soutiens du mouvement dire au cours d'une conversation, que ce serait bien simple. «Nous donnerions instruction à nos députés de proposer à Ottawa une sécession à l'amiable, l'Ouest acceptant sa juste part d'obligations. En cas de refus, ces mêmes députés se retireront et viendront se réunir dans l'une de nos villes de l'Ouest où ils formeront un gouvernement provisoire. Si l'Est veut employer la force, nous ferons appel à l'Empire et s'il le faut à la Ligue des Nations. Si nos députés actuels refusent de former ce gouvernement provisoire, nos organisations de fermiers prendront les mesures nécessaires pour se passer d'eux et constituer elles-mêmes ce gouvernement. Nous inviterons immédiatement les fermiers de l'Alberta et du Manitoba à se joindre à nous et nous étendrons cette invitation à la Colombie Anglaise qui, économiquement, aura tout à gagner en nous rejoignant.» «L'Action Catholique» de Québec attira à différentes reprises l'attention de ses lecteurs sur cette agitation et, en février 1931, elle revenait de nouveau sur le sujet dans un éditorial qui portait la signature de Joseph Dandurand et dont nous reproduisons ici quelques passages: «On parle ouvertement de révolution. Des gens extrêmement modérés y font des allusions directes et l'un de nos amis, très au courant des choses, nous disait dernièrement qu'on serait surpris si on connaissait les progrès énormes accomplis par le bolchevisme durant ces derniers mois et les moyens d'action considérables dont il dispose.» «Personnellement, je suis sous l'impression que le danger n'est pas de ce côté-là. Certes, quelque chose doit être fait, sinon, d'ici deux ans, la plus grande partie des terres de l'Ouest appartiendra aux compagnies d'hypothèques ou aux Banques; mais je me refuse de croire que nos fermiers se précipiteront vers une révolution.» «Ils auront recours, auparavant, à la rupture de la Confédération. C'est là qu'est le grand danger. Ce danger, nous l'avons signalé bien des fois au cours de nos voyages de «Survivance». Nous ne croyions pas alors que les événements viendraient si vite nous donner raison.» «Nous ne croyons pas que M. Denis ait exagéré l'agitation des esprits. À plusieurs reprises, il nous est venu des échos de ces appels à des mesures radicales, exagérées. Encore hier soir, dans nos journaux on rapportait des assemblées tenues dans l'Ouest au cours desquelles des hommes influents dans leurs milieux parlaient de séparatisme, prônaient une rupture avec la Confédération. Parmi les hommes de ces provinces, il y en a beaucoup qui sont prêts à donner dans le mouvement.» Orner Héroux consacra plusieurs articles à ce sujet brûlant de sécession et me fit l'honneur de me demander de bien vouloir agir comme correspondant du journal et de lui faire parvenir toutes les nouvelles qui seraient de nature à intéresser la population de l'Est. Le 10 janvier 1931, il reproduisit un article qui avait paru sous ma signature dans le Patriote du 31 décembre 1930. «Lorsque le fermier épuisé, ruiné, incapable de payer ses taxes ou de rencontrer ses obligations, voit ses dettes s'accumuler et se rend compte que, d'ici peu, il va perdre ces terres qu'il a déboisées, cassées, cultivées, qui constituent son seul foyer, alors que jusqu'à présent le gouvernement n'a rien fait pour l'aider, il est bien excusable de penser à des mesures énergiques.» «Il est ruiné, et cependant il continue à payer 9 ou 10 pour cent d'intérêt aux Banques, lesquelles, chaque année, distribuent à leurs actionnaires de très forts dividendes sur le capital initial payé. Il est ruiné, mais il continue à payer 9 pour cent d'intérêt aux compagnies de machines agricoles et 8 pour cent aux compagnies d'hypothèques. Il est ruiné presque sans espoir de relèvement, mais cependant il continue à payer des prix fabuleux pour tout ce qu'il achète. Il est ruiné, mais pour protéger les industriels on dresse un tarif fantastique qui l'oblige à payer des prix fous pour les machines dont il a besoin. Il est ruiné, mais il lisait encore dans tous les journaux du pays, ces jours derniers, que le gouvernement allait prendre des mesures rigoureuses pour protéger les manufactures contre l'entrée au Canada de fil de fer barbelé importé qui se vendait ici à un prix inférieur à celui fixé par les manufacturiers canadiens. Il est ruiné, mais on le pressure toujours comme s'il était riche, sans que le gouvernement ait encore fait un geste pour l'aider ou pour lui laisser espérer cette protection dont il a tant besoin actuellement, et qui constitue le
principal article du programme de l'Hon. M. Bennett.» «Partout on lui donne des conseils. On lui suggère d'adopter des méthodes nouvelles pour baisser le coût de production de ses grains, et on élève tout autour de lui des barrières douanières qui l'étouffent et lui font payer plus cher tout ce qu'il achète, augmentant ainsi ce coût de production.» «11 vend sur un marché mondial, ouvert à toutes les concurrences, sans aucune espèce de protection, tout ce qu'il produit, et il doit acheter sur un marché local, hermétiquement fermé et hautement protégé, tout ce dont il a besoin.» M. Orner Héroux fait remarquer que de telles paroles révèlent à la fois un malaise matériel et un état d'esprit dont il importe, on en conviendra, de tenir sérieusement compte. Monseigneur Rodrigue Villeneuve, alors évêque de Gravelbourg, mais qui fut plus tard archevêque de Québec et cardinal, jugea lui-même la situation si grave qu'il n'hésita pas, à titre d'évêque, à adresser deux lettres ouvertes au Devoir, lettres dans lesquelles il appuyait les demandes des fermiers de l'Ouest et adjurait la province de Québec de porter une attention toute spéciale à une situation qui pourrait fort bien devenir critique. Le gouvernement provincial de la Saskatchewan vint en aide aux fermiers par un moratorium sur les dettes et y ajouta une réduction générale du taux d'intérêt. La situation s'améliora petit à petit, et on parla de moins en moins de sécession et de séparatisme. Il est cependant une leçon à retenir de ceci, c'est que beaucoup d'Anglais de l'Ouest étaient eux aussi tous prêts à lâcher la Confédération quand celle-ci ne faisait pas leur affaire. |
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