Revue historique: volume 4 numéro 3Les Gaudetpar l'abbé Roland Gaudet Vol. 4 - no 3, mars 1994
Vers l'Ouest
À lautomne 1892, Edmond est délégué pour aller choisir du terrain dans les environs dEdmonton. On avait entendu dire quil y avait du bon terrain et en quantité. Rendu sur les lieux, il ne trouve rien à son goût: le terrain près dEdmonton était tout pris, plus éloigné dEdmonton, ce nest guère rose. Dautant plus que le pauvre Edmond attrape la fièvre typhoïde. Malade et découragé, il rebrousse chemin. Mais en arrivant à Warmans Crossing, au nord de Saskatoon, il fourche vers Duck Lake pour visiter un cousin de sa femme, Azarie Gareau, le premier pionnier de Garonne, aujourd'hui Saint-Isidore de Bellevue. Azarie saisit loccasion pour amadouer son cousin afin quil prenne son homestead dans les parages. Tout le terrain est libre. Alors, Edmond retient toute une section pour lui, son frère Camille, son beau-frère Ulric et son neveu Henri. On sera proche lun de lautre, on se soutiendra, car on en aura besoin. La décision est prise, mais quand partir? Edmond vend son terrain à lété 1893 et Camille réussit à vendre le sien en janvier 1894. Ulric a deux terres à vendre; cest plus difficile. Il les vend durant lété 1894 et il vient rejoindre les autres avec toute sa famille au printemps 1895. En 1903, un cousin, Ernest Gaudet, arrive avec toute sa famille. Cela explique comment la paroisse de Bellevue est toute apparentée dès le début. On part, adieu Saint-Jacques! La plupart ne le reverront jamais. Le 21 mars 1894, les familles de Camille et Edmond se rendent à Joliette, à huit milles de Saint-Jacques, pour y passer la nuit. Le train doit quitter Joliette de bonne heure le lendemain matin. On sera prêt. Lagent de la gare regarde tout ce monde et conclut que tous les enfants sont en bas de douze ans, excepté Hermas, laîné de Camille; il a douze ans, alors, plein prix. Camille de remarquer: «Oui, cest toujours le plus pauvre qui paie le plus cher!» Quatre jours de train pour se rendre au Lac des Canards, (Duck Lake).
Comme cest long! Les enfants sont assez bons, mais plutôt ahuris. Courir dans lallée du train est leur seule récréation, encore faut-il respecter les autres passagers. On aurait pu se délasser un peu à Winnipeg car le train fait un arrêt prolongé, mais, par peur de le manquer, on ne descend pas pour laisser courir les enfants sur le quai. Quel bien pour les enfants que de se délasser pour un moment. Mais quand on ne sait pas...
Immédiatement, on se met à loeuvre pour construire les maisons. Camille est le premier servi, car sa femme, Marie-Louise, attend du nouveau pour le mois de juillet. Avant la fonte des neiges, on abat les billots, on les équarrit. Ils sont prêts à monter la charpente dès la neige partie. Ce printemps-là on ensemence un petit champ de patates et de blé. Un squatteur avait cassé du terrain, une petite prairie à louest de lemplacement de la future maison de Camille. La première récolte est un bienfait, le salut de la famille. Le 20 mai, la maison de Camille est habitable. Le toit est en tourbe et le plancher de bois est très peu varlopé, mais on est enfin chez nous. On se prépare pour la venue du bébé. Hélas, les souffrances vont commencer. Le 4 juillet, Marie-Louise met au monde une petite fille. Le bébé semble normal, mais les suites ne viennent pas. Marie-Louise meurt quatre jours plus tard, le dimanche 8 juillet, empoisonnée par ses suites. Aucun médecin dans les parages. Aucune sage-femme ne sait quoi faire dans une situation semblable. Plus tard, ils apprennent que les vieilles métisses auraient pu lui sauver la vie, si seulement elles avaient su. Elles avaient des remèdes naturels quelles savaient administrer dans de tels cas. Trop tard, hélas!
En passant chez Philippe Chamberland, il avertit ses enfants de se rendre immédiatement à la maison pour être au chevet de leur mère mourante; ils la verraient peut-être en vie et Marie-Louise verrait ses enfants une dernière fois. Les enfants partent à pied, mais, allez donc! Deux milles les séparent de la maison et il y a un enfant de deux ans et un autre de quatre ans qui doivent être portés dans les bras. Les enfants arrivent un peu tard pour le dîner. Ces pauvres petits ont faim; on leur donne du pain et du beurre. Toute la famille ne peut aller aux funérailles à Batoche. Trop de petits enfants. Seulement les plus grands peuvent sy rendre. C'est triste! Au retour à la maison, le vide se fait sentir très longtemps. Il reste quarante piastres dans la poche à Camille, et cela pour vivre un an avec sept petits enfants. Sils avaient eu largent nécessaire, ils seraient retournés dans lest. On est pris. On doit se débrouiller pour survivre.
Pendant lété 1894, on construit la maison dEdmond, mais les deux frères, Camille et Edmond, sont malpris. Camille doit surveiller ses enfants puisquils nont plus de mère et Edmond a une bien pauvre santé depuis sa fièvre typhoïde. Le travail est lent. Quelques heures le matin et quelques heures laprès-midi cest assez pour Edmond. Petit à petit, on sinstalle définitivement à Bellevue. On veut y vivre,(et de fait on va y mourir). Le terrain souvre, le troupeau augmente. Tout saméliore. On saccommode à ce genre de vie. Malgré labsence des biens matériels, jamais une plainte échappe, même soixante ans plus tard. A-t-on jamais laissé entendre une plainte? La jeune génération peut témoigner que les vieux parents étaient extrêmement pauvres et que jamais ont-ils dit quils en souffraient. Non, ça ira mieux demain. Lespérance dun jour meilleur, pour eux et leurs descendants, les soutenait. En 1902, labbé Pierre-Elzéar Myre devient le curé fondateur de la paroisse. Immédiatement, tout le terrain est pris. Plusieurs colons attendaient la venue dun prêtre avant de sétablir. Plusieurs nouvelles familles sy établissent et y font souche. Labbé Myre prend un homestead pour avoir un revenu quelconque. Les premiers missionnaires ont fait de même. Mais hélas! ce homestead est
mal placé. Il est à un mille des Ukrainiens au sud et à un mille et demi de la réserve indienne à louest. La population catholique est au nord-est. Depuis longtemps déjà, les Gaudet-Gareau avaient décidé de construire leur église à deux milles et demi au nord-est, ce quon croyait être le centre des catholiques. Pour le moment (1902), on se sert de lécole, construite sur le terrain de labbé Myre. On agrandit lécole en attendant de construire léglise. On ne tarde pas à construire léglise à côté de lécole. On se laisse faire. La décision du curé lemporte. Il nen est pas de même en 1926 lorsquil faut construire une nouvelle église centralisée. En 1926, on dépasse le centre géographique et on la met un peu trop à lest (au dire de certains). On dit bien des paroles peu charitables. La petite politique locale tire les bonnes ficelles pour avoir léglise à sa porte. Quoi quil en soit, la foi des gens est profonde. La paroisse a donné plusieurs prêtres et religieuses à lÉglise qui, de nos jours, font encore la fierté de la paroisse! Revenons en 1895 lors de larrivée du beau-frère, Ulric Grenier. Lui aussi arrive au printemps avant la fonte des glaces. Il sinstalle chez Camille Gaudet. Les petits orphelins vont avoir du bon temps durant tout lété, car tante Julie fait la cuisine et montre des trucs pour tenir maison aux petites filles. Louisa et Lumena lui en seront redevables toute leur vie. Comme la maison de Camille est plutôt exiguë, Camille et les grands gars, couchent à létable. On dit que cest de santé; eux disaient que cétait nécessité!
Camille, Edmond et Ulric prennent leurs homesteads en 1894-95. Cependant, ils ne sortent leurs titres quen 1909. Pourquoi sortir leurs titres? On est chez soi, il n'y a rien à craindre. Ernest Gaudet arrive en 1903, et en 1906, il a déjà son titre. Le temps réglementaire de trois ans révolu, Ernest sempresse de prendre son titre. Probablement quun dimanche après-midi, on parle de vieillesse et dhéritage. Mais aucun na son titre. Les trois sortent leur titre le même jour. Les trois carreaux de terre appartiennent encore à leurs des-cendants directs.
Personne ne retourne dans lest avant 1910. Camille profite du Congrès eucharistique de Montréal, puisqu'on vend des billets dexcursion à prix très réduits. Comme Camille nest pas le plus riche de la paroisse, certaines langues de dire: «Ce crève-faim de Camille retourne dans lest avant nous autres. On aurait les moyens dy aller avant lui. Jespère quil naille pas dire là-bas quon crève de faim.» Camille, veuf depuis 16 ans, croit légitime de se payer un petit luxe. Rendu dans lest, il fait la navette entre Saint-Jacques et Montréal. Il fait un excellent voyage, le dernier de sa vie. Une grande consolation avant sa mort en 1915. Ce bout dhistoire maintenant raconté, parlons dautres traits particuliers à la famille.
La musique dans la famille Dans la famille Gaudet, on chante beaucoup, malgré les revers et les mortalités. Marie-Louise et Delvina chantent très bien, Marie-Louise peut-être un peu mieux que Delvina. Peu importe! Marie-Louise ne chante pas en public; elle est trop gênée. Ses enfants héritent du talent de leur mère, et même les arrières descendants s'y adonnent.
Ce bagage lui sert bien, car elle touche lorgue de léglise pendant six ans. Au début, elle se plaint à labbé Myre quelle ne sait pas grand-chose, quelle fait des fautes. Labbé lui répond: «Frappe dans le tas. Personne ne va sen apercevoir.» Certainement pas lui, car il nentend absolument rien à la musique. Après son mariage, lharmonium d'Eaton demeure chez Camille pour que la petite Marie apprenne à jouer elle aussi. À la mort de Camille, Marie hérite de lharmonium qui est ensuite vendu. Par la suite, un incendie le détruit complètement. Et puis, ayant le soin des enfants et du ménage, Lumena cesse complètement de jouer. Mais, cinquante ans plus tard, Lumena vient demeurer chez son fils Roland qui possède un instrument. Un jour, Lumena sassit au piano et joue tous les airs appris dans sa jeunesse. Elle se souvenait encore des accords. Chez Edmond, on a un violon. Plusieurs de ses enfants apprennent à bien jouer cet instrument. On dit même que tante Delvina avait fabriqué un violon pour encourager ses enfants à apprendre la musique. Chez Edmond, on chante et on chante même très bien. Plusieurs descendants participent à la chorale de léglise, même de nos jours. Pendant de longues années, on se réunit le dimanche soir. On jase, on joue aux cartes, puis on chante beaucoup. Cest ainsi que tout le monde apprend plusieurs chansons. Chez Ulric Grenier, on chante très bien aussi. Rien de surprenant que les descendants aient une facilité et un goût pour la musique. Combien ont appris à
jouer différents instruments de musique? Ça fait partie de leur vie! Il faut survivre À l'époque, on est débrouillard par dure nécessité. On fait soi-même les articles nécessaires à la survie ou bien on sen passe, à moins dêtre riche et en mesure de se procurer différents articles pour lusage courant. Lartisanat, si populaire dans certains milieux de nos jours, est une tâche quotidienne pour nos ancêtres.
Et le rouet? Il y en a plusieurs, mais on les a achetés. Et quoi faire pour lhuile du rouet? Bien simple! Lorsque lon fait boucherie dun boeuf, on garde les pattes. Après avoir dépecé lanimal, plus tard, quand on a le temps, on fait bouillir ces bouts de pattes. Un peu dhuile vient à la surface du chaudron. On écume à la cuillère ce précieux liquide et on le met dans une bouteille. Au besoin, on prend une plume de coq, la trempe dans lhuile et lubrifie lessieu et l'ailette du rouet. Fait remarquable, cette huile ne fige pas, même à quarante sous zéro.
Et que dire de la babiche? Le ligneul est bon pour les riches. Pour soi-même, on prend une peau de chat, préférablement durant lhiver alors que la peau est de meilleure qualité. On fait tremper la peau dans de la cendre mêlée avec de leau. Au bout de trois jours, le
poil se détache facilement. Ensuite on tanne la peau en la frottant sur le carré dun madrier. La peau est bien travaillée et devient molle. On la laisse sécher. On ménage cette commodité. Ainsi, on ne la coupe pas par lisière, mais en faisant le tour dun morceau. On prend ensuite la longueur voulue quil faut retremper pour lassouplir et on coud les souliers faits de peau de boeuf, les attelages, etc. En séchant, la babiche se retire et fait une couture plus solide. Il sagit de savoir!
On fait aussi du vin. Pas en grande quantité, car on na pas les moyens dacheter le sucre et les raisins. Mais on en fait pour le temps des Fêtes. Plusieurs livres historiques que jai lus taisent complètement le fait de la boisson, alors que lon sait très bien que bien du monde était alcoolique. Les Gaudet en font, eux aussi, car ils aiment le vin. Aux temps des élections, les candidats attirent les voteurs en se promenant avec la cruche. Alors, on suit la cruche. Le vin goutte la même chose pour les différents partis politiques. On en profite, quoi! On fait du vin de pissenlit. La recette dit de laisser fermenter durant neuf jours. Neuf jours à une température égale. Les maisons du temps ne sont pas chauffées à une température égale qui favorise le vin. On sait tout de même quon doit laisser fermenter jusquà ce que les raisins ne flottent plus. Et voilà! Un doux nectar, si seulement on donne au vin la chance de vieillir un peu. Ce vin est doux à prendre: il est comme une boisson gazeuse. Mais après? Watch out!!!
Problemes de mariage Les nouveaux habitants de Bellevue vont faire lexpérience de la survie. Mais les enfants grandissent. Ils vont se marier. Mais avec qui? Regardons la situation.
Alors, ce qui arrive, c'est des mariages entre parents. Dès le début, tout le monde est cousin, ou petit cousin. Dabord tous les Gaudet sont parents. Deux familles Gaudet, Edmond et Camille, sont parents par leurs femmes aux Gareau. Il reste les cousins. La première génération se marie entre petits cousins. Il n'y a presque pas de mariage entre premiers cousins. La génération suivante connaît les mariages entre cousins germains. En 1952, lÉvêque de Prince Albert refuse toute dispense de mariage entre cousins des familles Gaudet-Gareau. Ce n'est pas la fin complète des mariages entre parents. Les jeunes sortent du diocèse pour aller se marier ailleurs. Les autres trouvent à se marier, à se bien marier. Aujourdhui, le problème semble seffacer complètement. Tant mieux!
Ce phénomène de mariage entre parents semble plus marqué à Bellevue quailleurs. Les premiers arrivés sont déjà parents et portent le même nom. Ça parait pire! Le problème est semblable ailleurs mais il y a plusieurs noms de famille alors on sen aperçoit moins. Les mortalites La mort népargne pas la famille. Plusieurs meurent très jeunes. On a vu Marie-Louise mourir en donnant naissance à une petite fille. Ce fut la première épreuve. Quand on est peu nombreux, un vide se fait sentir davantage. Ensuite, un neveu, Isaïe Simard, meurt de tuberculose. Il est dans la vingtaine. Comment expliquer que les autres naient pas attrapé cette maladie? Et puis, c'est Louisa, la fille aînée de Camille, mariée à Zénon Gaudet. Elle meurt enceinte; le bébé ne vient pas. La femme dHenri Gaudet, Evélina, meurt quelques mois après d'un saignement de nez. Ça laisse un veuf avec un bébé de quelques mois. Et Camille perd une autre fille, Élodie, âgée de seize ans. Elle attrape du froid et meurt trois mois plus tard de la phtisie. Mary Gaudet, la fille dErnest, perd son mari qui lui laisse un petit garçon de deux ans.
Et maintenant Les descendants de ces Gaudet sont nombreux, très nombreux. On les retrouve dans tout le pays. Il en reste encore quelques-uns à Bellevue. Peut-être sont-ils la majorité. Quelle contribution, ces Gaudet ont-ils apportée en se transplantant à Bellevue? Ils ont donné à lÉglise trois prêtres, beaucoup de religieuses et de religieux, quantité dinstituteurs et institutrices. Et que dire des artistes dans la peinture, la sculpture, la musique et les professionnels dans différentes sphères de lactivité humaine? Nos ancêtres seraient fiers de nous voir aujourdhui. Ils reprendraient volontiers toutes les misères, les souffrances pour partager ce quils verraient dans leur descendance. L'abbé Roland Gaudet, le fils de Lumena et de Hildège Gaudet, est ordonné prêtre le 29 juin 1948 après avoir fait des études à Bellevue, au Collège des Jésuites à Edmonton, au Collège Mathieu de Gravelbourg et au Grand Séminaire de Saint-Boniface. Il a été curé dans plusieurs paroisses du diocèse de Prince Albert et il est maintenant à la retraite. |
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