Des histoiresLaflèche et la Police provinciale de la SaskatchewanLes villageois de Laflèche ont marqué dignement la fête du Roi, le 24 mai 1922, par un pique-nique et une fête champêtre clôturée par un feu d'artifice. L'été s'annonce beau. Les fermiers viennent de terminer les semailles et la température est idéale: l'après-midi, il a fait près de 30°C. Il est maintenant neuf heures et, après tant d'émotions, tous sont allés se coucher, sauf quelques garçons qui s'amusent – il faut bien que jeunesse se passe! – à faire sauter des pétards sous les fenêtres. Une violente explosion ébranle tout à coup l'air. Qu'est-ce que ces vilains garnements sont encore en train de manigancer? Le policier du village se précipite vers la grand'rue pour mettre un terme à ces festivités un peu trop bruyantes. Mal lui en prend, car il est accueilli à coups de revolver par des malfaiteurs qui se sont introduits dans la Banque d'Hochelaga et qui ont tenté, en vain, de faire sauter le coffre-fort à la nitroglycérine. Les cambrioleurs remballent tranquillement leur matériel dans une voiture et s'enfuient en direction des États-Unis. Quelques heures plus tard, on réussit à avertir de ce méfait l'agent de la Police provinciale stationné à Assiniboia... Mais attendez! Il y a certainement erreur: il n'y a pas de police provinciale chez nous, mais plutôt la Gendarmerie royale du Canada. Pourtant, notre province a bel et bien eu sa propre police pendant toute une décennie. La première législature provinciale a prévu en 1906 la mise sur pied d'un corps provincial de police. Mais on n'a rien fait pour la simple raison que la «Royale gendarmerie à cheval du Nord-Ouest» s'est taillé une belle réputation et qu'elle jouit d'une grande popularité. Toutefois, lorsque la province vote des mesures législatives sur la tempérance et le travail en 1910, la Gendarmerie refuse d'en faire appliquer les dispositions, alléguant le manque de personnel. Plusieurs hommes en vue de la capitale provinciale ont entretemps créé un «Conseil de réforme morale et sociale». Ce groupe tente entre autres choses d'obtenir du gouvernement l'adoption de mesures ultimement destinées à abolir la consommation de l'alcool dans la province. Mais le premier ministre Scott ne peut se permettre de s'aliéner ainsi le vote du grand nombre d'électeurs qui ne partagent pas les vues du Conseil de réforme et qui ne voient pas grand mal à prendre un verre entre amis de temps à autre. Scott se contente donc de créer un «service secret» rattaché au bureau du Procureur général et chargé de surveiller les activités de certains hôtels et clubs sociaux qu'on soupçonne de violer systématiquement les règlements. Le service secret doit comprendre, à la vérité, un seul constable. Le premier ministre confie à son procureur général, Ferdinand-Alphonse Turgeon, la tâche de trouver un homme de carrière, suffisamment souple et assez habile pour ménager les susceptibilités de toutes les parties en cause sur ce terrain glissant. Un Ontarien catholique d'une quarantaine d'années, Charles Augustus Mahoney est choisi. Inutile de préciser que Mahoney est un Libéral bon teint. Les pressions du Conseil de réforme et l'ampleur de mouvement de prohibition forcent bientôt Scott à prendre d'autres mesures. Mahoney est nommé chef du service secret en décembre 1911 et plusieurs dizaines de constables sont embauchés au cours des années suivantes pour surveiller de près la distribution du whisky et réprimer la distillation illégale de l'alcool dans tous les coins de la province. Finalement, au milieu de la Première Guerre mondiale, l'Assemblée législative vote la résiliation de tous les permis d'alcool le 31 juin 1915 et la création d'un réseau de «dispensaires» pour la vente de l'alcool sous la supervision directe du gouvernement. Ce système ne survit que 18 mois et ne sert en fin de compte qu'à faire augmenter en flèche la consommation d'alcool illégal dans la province. Les effectifs de la Gendarmerie ne sont alors plus suffisants pour assurer la protection des citoyens de la Saskatchewan, la plus peuplée des provinces des Prairies. De nombreux gendarmes se sont enrôlés dans l'armée et il n'est plus possible de les remplacer car tous les hommes valides travaillent déjà à l'effort de guerre. De plus, les responsabilités de la Gendarmerie ont décuplé : elle doit maintenant surveiller tous les «ennemis étrangers» vivant au Canada, s'occuper de contre-espionnage et patrouiller la frontière avec les États-Unis, encore officiellement neutres mais où des factions pro-allemandes sont à l'oeuvre. Elle signifie donc au gouvernement son intention de cesser ses opérations de police en Saskatchewan. Le 6 décembre 1916, Turgeon convoque Mahoney à son bureau et lui apprend qu'il a jusqu'au 1er janvier 1917 pour mettre sur pied la Police provinciale de la Saskatchewan. Vingt-cinq jours en tout, pas un de plus! Mahoney recrute à la hâte des officiers supérieurs de grand mérite parmi les effectifs des corps municipaux de police de Vancouver à Halifax. Il est néanmoins souvent forcé d'accepter des constables de moindre qualité pour remplir les rangs. Au jour dit, 45 détachements sont à pied d'oeuvre et d'autres le seront quelques semaines plus tard. Les hommes portent un temps leur costume de tous les jours, mais Mahoney leur trouve bientôt un uniforme dont l'élément le plus distinctif est le chapeau de cowboy Stetson dont on retrousse le bord gauche à la manière des Australiens. Il leur fournit aussi des revolvers Smith & Wesson de calibre .38 et des automobiles Ford, Star, Essex et, surtout, Hudson pour remplacer petit à petit les motocyclettes que les patrouilles anti-alcool du service secret ont jusqu'alors utilisées. Mahoney divise la province en quatre régions: Prince-Albert, Saskatoon, Regina et Weyburn, auxquelles s'ajoute bientôt Swift-Current. Quand les hostilités cessent en Europe, il lui est possible de recruter des hommes d'expérience et de se débarrasser des incompétents. À la fin de 1918, sur les 106 membres de la Saskatchewan Provincial Police, 62 viennent de la Gendarmerie et 24 ont déjà été membres d'un autre corps de police; il en reste à peine 20 qui ont appris leur métier sur le tas. Le nombre de policiers augmente graduellement et atteint 167 en 1926 avant d'être réduit de 25 l'année suivante par mesure d'économie. On ne relève au plus qu'une dizaine de noms à consonnance française dans les rangs des constables de la Police provinciale: Beaulieu, Brosseau, Chappuis, DesRoches, DesRosiers, Généreux, LaRoque, LeChasseur, Paquet, Sabourin. Le nom de Marcel Chappuis est associé à un exploit encore inégalé. Le détachement de l'Île-à-la-Crosse reçoit en janvier 1919 des renseignements confus au sujet du décès d'un trappeur nommé Petersen dans la toundra du nord. Aucun Indien ne veut servir de guide et s'aventurer dans cette région qui n'a pas encore été cartographiée. Chappuis entreprend donc seul une expédition au creux de l'hiver, partant le 6 février en traîneau à chiens et revenant le 20 mai après avoir parcouru 1900 milles dans les pires conditions... pour rien: le trappeur est mort de causes naturelles. Jusqu'en 1920, l'autorité de la Police provinciale se fonde sur l'arrêté-en-conseil de 1916, mais l'Assemblée législative adopte alors la Loi sur la force de police de la Saskatchewan et Mahoney est nommé Commissaire. Tout laisse croire que la Police provinciale deviendra un corps permanent. Aussi, le détachement de Saskatoon commence-t-il à assembler une collection de photos et d'empreintes digitales. Les policiers sont chargés de faire respecter le Code criminel, ainsi que les Statuts du Canada et de la Saskatchewan. Ils sont aussi, d'office, garde-chasses, garde-forestiers, surveillants des feux de prairie, responsables de la fréquentation scolaire, inspecteurs des automobiles et inspecteurs des théâtres et des cinémas. Néanmoins, leur tâche la plus glorieuse aux yeux du public consiste à donner la chasse aux rum runners, c'est-à-dire aux contrebandiers qui s'approvisionnent en alcool au Canada pour le revendre aux États-Unis, où l'on a voté la prohibition totale. C'est ainsi qu'à la mi-octobre 1920, les hommes du détachement de Weyburn observent à plusieurs reprises le passage d'automobiles portant des plaques américaines et filant à vive allure sur des pistes et des routes peu fréquentées. Comme ces puissantes automobiles peuvent facilement distancer leur voiture plus modeste, ils évitent de leur donner la chasse. Ils se dissimulent plutôt le long de quelques routes et, épiant le passage des Américains, ils se rapprochent de nuit en nuit du point de rendez-vous: c'est un entrepôt situé à Carnduff, tout à fait au sud-est de la province. Le 24 octobre, un peu après minuit, ils effectuent une descente. Ils trouvent une équipe occupée à charger cinq voitures superbement équipées pour le transport de l'alcool, de nombreuses caisses de whisky et même un atelier complet de mécanique pour la réparation des voitures. Mais de tels succès de la part des escouades anti-alcool ne ralentissent les contrebandiers qu'une semaine ou deux, tout juste le temps de réorganiser leur réseau de distribution. Une autre fois, trois hommes du détachement de Swift Current se rendent aux États-Unis où ils se procurent des plaques d'immatriculation du Montana et d'impressionnantes liasses de billets de banque américains. Après plusieurs jours sans se laver et se raser, ils ont tout l'air de cowboys en quête d'alcool à introduire en fraude aux États-Unis. Ils repassent la frontière, et se rendent à un entrepôt à Govenlock, dans le coin sud-ouest de la province. Le marchand sans méfiance consent à leur céder illégalement tout le whisky qu'ils désirent: il en est quitte pour une paire de menottes et la saisie des 41 000 $ d'alcool que renferme son entrepôt. Cette nuit-là, les agents se rendent aussi à Hatton, à environ 60 kilomètres plus au nord, où la même scène se répète à deux autres entrepôts, avec les mêmes résultats. Toutefois, les signes avant-coureurs de la crise économique amènent le premier ministre Gardiner à entamer des négociations avec Ottawa pour le retour de la Gendarmerie dans la province. La santé du Commissaire Mahoney commence d'ailleurs à décliner: il a reçu plusieurs années auparavant une balle lors d'un échange de coups de feu avec un desperado portant le nom pittoresque de «Pegleg Brown» et on n'a pas osé l'extraire. Il prend donc une retraite bien méritée et le gouvernement provincial en profite pour signer un contrat avec Ottawa. Le vendredi 1er avril 1928, aux douze coups de minuit, la Police provinciale de la Saskatchewan cesse d'exister. Son nom refait cependant surface une dernière fois deux ans après sa dissolution, lorsqu'une Commission royale enquête sur des allégations d'interférence politique de la part de la «machine libérale» dans les affaires de la police. Et les cambrioleurs de Laflèche? On ne les retrouvera jamais et des rumeurs continueront longtemps à circuler au sujet de la prétendue complicité d'un Lafléchois bien connu. |
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