Revue historique: volume 14 numéro 1L'écolier et sa grand-mèreTroisième prix du Concours de nouvelles Une nouvelle de Christiane St-Pierre Vol. 14 - no 1, septembre 2003
Un sourire aux lèvres, Madame Meyer referme la boîte en fer-blanc joliment décorée qui gardera croquants les biscuits quelle vient de confectionner pour son petit--fils. Elle est ravie dhéberger Eric, neuf ans, dont les parents se sont absentés pour quelques jours. II est seize heures, le jeune écolier entre en trombe dans la maison, tout excité. Grand-mère, grand-mère! Devine ce quon a fait cet après-midi! Devant le regard interrogateur de la vieille dame, il poursuit: RIEN! Pas décole! La maîtresse nous a emmenés au musée et là, on a découvert plein de choses étonnantes! Il éclate de rire. La grand-mère calme son «Rayon de soleil» comme elle lappelle. Sûrement intéressant, dit-elle. Range ton sac, lave-toi les mains et viens vite goûter mes biscuits tout en me racontant ta visite au musée. Oui! oui! Ça sent bon! Sitôt dit, sitôt fait. Voilà les deux attablés à la cuisine, lenfant sexprimant avec véhémence, la grand-mère écoutant attentivement. Au musée, commence-t-il en parcourant la pièce du regard, jai vu une cuisine pas du tout comme la tienne. Il y avait un énorme poêle à bois, noir (une cuisinière en fonte a précisé le guide) avec un four et un petit réservoir pour garder de leau chaude. Cette cuisinière servait à chauffer la pièce, à faire la cuisine et même à sécher le linge que lon suspendait à une corde tendue au-dessus du poêle. Et tu sais comment on lavait le linge? Sur une planche à moitié plongée dans un baquet deau. Pas deau courante et, bien sûr, pas de machine à laver! Quel travail! Devine avec quoi on repassait ce linge... avec deux fers en fonte que lon posait sur la plaque de la cuisinière pour les chauffer! Ah! mais le plus drôle, je lai trouvé dans la chambre à coucher: sur le plancher, près du lit, il y avait une sorte de marmite, un «pot de chambre» a dit le guide et sais-tu à quoi ça servait? Bien sûr, répond la grand-mère en riant, mais dis-moi ce que tu as appris. La nuit, on faisait pipi là-dedans et le matin, on vidait le pot quelque part dans la nature, si jai bien compris. Attends, attends, écoute ça: durant la journée, on allait aux toilettes dans une petite cabane assez éloignée de la maison! Tu te rends compte, en hiver on devait se geler les fesses! Les yeux pétillants, le gamin rit de bon coeur et senflamme, persuadé den apprendre à sa grand--mère. Jai remarqué un broc et une cuvette sur une petite table: léquivalent du lavabo, paraît-il. Pas facile de bien se laver dans ces conditions. Hein?... Des bocaux et des boîtes alignés sur une étagère et portant des étiquettes ont attiré mon attention, cétait la pharmacie de la maison puisque le médecin était souvent à plusieurs heures de route. Jai lu sur une étiquette: «clous de girofle», je sais ce que cest, je connais même leur odeur forte, ma mère sen sert parfois pour cuisiner. Eh bien! Autrefois, on en mettait un dans le trou dune dent cariée pour calmer la douleur. Absolument incroyable! II paraît que ça marchait!.. Tu devrais visiter ce musée, tu en découvrirais des choses toi aussi... Madame Meyer sesclaffe: Mais non, mon grand, je nai pas besoin daller au musée. À ton âge, je vivais à la ferme avec mes parents, mes frères et soeurs et jai connu tout ce que tu décris. Il ny avait pas deau courante, nous allions chercher leau au puits dans la cour et pas question de la gaspiller. En hiver, nous prenions le bain une fois par semaine, et cétait tout une organisation. On remplissait deau tiède un grand baquet. Ah! je men souviens, cela se passait dans la cuisine, la pièce la plus chaude. Cétait un moment de plaisir... Jétais laînée, je devais donc aider ma mère aux tâches ménagères, avant et après lécole, tandis que le plus âgé des garçons aidait le père en soccupant des animaux. Je crois bien que vous deviez alors être contents de vous asseoir dans lautobus scolaire pour vous reposer. Est-ce quil sarrêtait devant chez vous? À lépoque, il ny avait pas dautobus scolaire. Nous nous rendions â lécole â pied à la belle saison ou bien en «boggie» et, en hiver, nous y allions en «cabouze». En cabouze? interroge Eric, intrigué. Oui, cétait une petite cabine de bois montée sur des patins et tirée par un cheval. Lorsquil faisait très froid, on y installait une chaufferette. Écoute ça! Certains pionniers racontaient que leur cheval était si bien dressé quune fois dételé, il retournait seul à la ferme et quil revenait seul dans laprès-midi pour chercher les enfants. Wa! sexclame Eric émerveillé. La grand-mère rit: Ne crois pas cette histoire, cest probablement une légende... Par grand froid, continue-t-elle, une fois à lécole, nous nous tassions autour du poêle ronflant dont la chaleur nous réconfortait. Il paraît que dans la région de Saint-Front, un village de la province, un garçon de ton âge qui habitait assez près de lécole, avait la responsabilité de faire une «attisée» avant larrivée des élèves. Une attisée? Quest-ce-que cest? Cest un bon feu de bois dans le poêle. Il devait donc partir tôt à lécole. Dès que linstitutrice entrait dans la salle de classe, elle consultait le thermomètre accroché au mur et se fâchait si le mercure ne marquait pas entre 68 et 70° Farenheit, 18 à 20° centigrades environ. Pas facile à atteindre lorsquil faisait très froid! Alors, Laurent, cétait son nom, qui, je suppose, navait pas envie dêtre puni, a eu lidée de guetter la maîtresse par la fenêtre et dès quil lapercevait, il soufflait sur le thermomètre pour que la chaleur de son haleine fasse grimper le mercure et, la maîtresse se laissait attraper. Pas mal hein? Il fallait y penser! Génial! sécrie Eric, admiratif. Tu sais, nous nétions pas riches, mais il y avait plus pauvres que nous. Je me souviens de ce jour où ma meilleure amie a manqué lécole, je pensais quelle était malade. Mais non! La veille, elle avait lavé son unique robe qui nétait pas sèche le lendemain matin, alors nayant rien de convenable à porter pour aller à lécole, elle était restée à la maison! Pas possible! quand je pense à ma copine Chantal qui change de tenue chaque jour! Peut-être que les enfants sont trop gâtés maintenant... Pas de télévision, pas dordinateur, peu de livres; cependant, nous étions heureux, trouvant le moyen de bien passer le temps. Nous ne manquions pas dimagination!... Quelle joie lorsque les voisins venaient à la maison pour une belle soirée ensemble! Je crois que chacun avait un talent: conteur, chanteur, musicien, danseur... Tout le monde mangeait, buvait, samusait. À partir dune certaine heure, les enfants devaient aller se coucher. As-tu une idée de ce quon faisait? Bien sûr, vous faisiez semblant de dormir! Exactement! Dès que les plus jeunes dormaient, les grands se camouflaient sans bruit dans des coins pour observer et écouter les adultes. Tu sais jaime beaucoup la vie daujourdhui mais je garde aussi de bien doux souvenirs de ma jeunesse. Je chercherai quelques photos de famille de ce «vieux temps» comme on dit, et je vais sortir du placard la pile des «Revue historique» que je reçois régulièrement et que je conserve précieusement. On les feuillettera ensemble, je texpliquerai certaines photos, tu liras quelques récits qui tintéresseront certainement puisque tu es curieux et intelligent ...Cest captivant de sinformer sur ses ancêtres, sur les lieux où ils ont vécu, les joies et les difficultés quils ont connues... Madame Meyer se lève et se dirige vers la fenêtre afin de dissimuler son emotion. Tiens, je vois ton copain qui vient te chercher, va lui ouvrir la porte et noublie pas de lui donner quelques biscuits. Merci grand-mère. Tes biscuits sont délicieux. La vieille dame suit dun regard attendri cet enfant débordant de vitalité, tellement heureux, lui semble-t-il. Elle reste un moment songeuse... il faut avouer que ce voyage dans le passé la quelque peu émue. Puis, revenant au présent, elle sécrie: «Mon Dieu, jallais oublier mon feuilleton!» Prestement, elle allume la télévision, sinstalle dans son fauteuil rembourré et jouit pleinement du confort moderne. |
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