Revue historique: volume 7 numéro 4L'alambic de mon onclepar Roland Piché Vol. 7 - no 4, avril 1997 L'oncle Fortunat rencontre son voisin Charlie sur la rue et lui chuchote: «Ton gallon d'eau est prêt. Passe chez-nous ce soir. Ce sera dix dollars cette fois-ci.» Personne, sauf l'initié, n'aurait soupçonné qu'il s'agissait de la vente d'un gallon d'eau-de-vie fabriqué secrètement. Les brasseurs de produits alcooliques faits à la maison, «les faiseurs de homebrew» ou de «bagosse», se sont multipliés en Saskatchewan au cours des années '20 jusqu'au début des années '60. Ii en existe encore quelques-uns aujourd'hui qui concoctent et distribuent leur marchandise en cachette. Avec la récession, qui sait si les fermiers ne retourneront pas à cette ancienne activité? En 1922, on trouvait plus d'alambics illégaux en Saskatchewan que dans tout le Canada. Sur un total de plus de 1600 enquêtes, au moins 950 ont été menées dans la province. Le marché d'alcools faits à la maison était alors florissant. En 1932, l'oncle Fortunat est un des brasseurs les mieux connus et les plus appréciés de la région Sud de la Saskatchewan. Son eau-de-vie a une saveur et un goût recherchés... parce qu'il est un artisan honnête et ne produit pas d'eau-de-vie frelatée. Le «homebrew» ou «corne-en-cul», une eau de vie obtenue par distillation d'un moût de céréales, est très populaire. Plus d'un client vous dira: «À un enterrement, on se console avec du «corne-en-cul», à une naissance, on se réjouit avec du «corne-en-cul», à un mariage on célèbre avec du «corne-en-cul». Ça fait partie de la vie normale des communautés de fermiers. Les conditions économiques sont si désastreuses en Saskatchewan, tout comme ailleurs dans le pays, qu'il est impossible de trouver un emploi qui fasse vivre la famille. Les fermiers se rabattent sur les produits du jardin, du poulailler, de l'étable et de la porcherie. Pour assurer leur subsistance, ils achètent leurs vivres à crédit et plus tard, lorsqu'ils n'en auront plus, ils troqueront leurs produits contre les denrées essentielles qu'ils ne peuvent produire, tels le sucre, la mélasse et le sel.
Dans ces conditions déplorables, comment pourraient-ils célébrer avec leurs voisins et amis? En 1930, le prix du grain est tellement bas que le produit de la vente d'une boîte à grain de 120 minots ne suffit pas à l'achat d'un complet de dix-neuf dollars. Certains habitants ont toutefois l'habilité et le matériel pour fabriquer un alambic qui servira à distiller le moût de grain. Le sucre n'est pas très coûteux et le combustible non plus. De là, on peut facilement entreprendre la mise sur pied d'un atelier secret pour la fabrication d'eau-de-vie. Mais le gouvernement passe une loi en 1918 qui prohibe la fabrication et l'importation de liqueurs contenant plus de deux et demi pour cent d'alcool. «Ce n'est pas assez fort!», gronde l'oncle Fortunat. »On ne peut tout de même pas demander au monde de boire du pissat»! Les prix montent rapidement et la fabrication du »homebrew» s'avère si rentable que plusieurs se risquent dans sa manufacture et sa distribution. Plus tard, aux Etats-Unis, c'est l'ère de la prohibition. Dans les provinces de l'ouest, des réseaux clandestins se forment, qui brassent et distillent le homebrew et le distribuent dans le Montana et le Dakota du Nord. La nuit, les contrebandiers canadiens exportent l'eau-de-vie, dissimulée sous les garde-boue, sous l'automobile ou dans le pneu de rechange. L'oncle Fortunat fait partie d'un réseau de fabricants qui écoule sa marchandise aux Etats-Unis. Le «libre-échange», déjà! Pour confectionner le »homebrew», l'oncle Fortunat utilise des barils de cuivre de 45 gallons. Il verse de l'eau chaude propre et ajoute à peu près 150 livres de sucre. Puis, pour parfumer ce mélange, il ajoute du blé, du seigle mou, ou même du blé d'Inde, des pommes de terre ou des fruits très mûrs. Et finalement, le dernier ingrédient, la levure. Pour faciliter la fermentation, il laisse ce mélange mijoter une dizaine de jours dans un endroit chaud attenant à l'écurie. À tous les trois ou quatre jours, il brasse le mélange. «Ça bouillonne tout le temps», dit mon oncle. «Quand le mélange cesse de travailler, on dit qu'il dort, qu'il ne bouge plus». D'où l'expression anglaise «stiil» «C'est maintenant que commence le travail d'un bon faiseur de homebrew», confie l'oncle Fortunat. «D'abord, on doit filtrer le mélange et ensuite le distiller.» On le chauffe dans un alambic, un appareil composé d'une chaudière en cuivre, souvent le récipient dont se sert la mère de famille pour laver son linge, sur laquelle on adapte un refroidisseur de fortune qui condense les vapeurs d'alcool.
On attache un condenseur à la chaudière. C'est un tube que l'on refroidit de diverses façons, soit en étendant le tuyau de cuivre relié au récepteur, soit en lui misant prendre la forme de plusieurs cercles. Grâce à un contrôle rigoureux de la température avec de petits poêles à essence, le liquide est d'abord vaporisé. Le point d'ébullition de l'alcool est un peu plus bas que celui de l'eau, soit 172°F pour l'alcool contre 212°F pour l'eau. La température ne doit pas dépasser 175°F. pour éviter un mélange d'eau et d'alcool. Les gouttes d'alcool se forment sur les parois du condenseur, puis tombent ensuite lentement dans le récepteur, le plus souvent une grosse bouteille. On produit un breuvage plus savoureux si on le laisse vieillir pendant trois mois, mais il vieillit rarement si longtemps, car la demande est forte. Le «homebrew» a de nombreux usages autres que festifs. Il sert de remède aux humains et aux animaux. Dans ce but, les brasseurs le cuisent deux fois et le conservent pour les bébés qui souffrent de coliques ou encore, les adultes qui souffrent d'arthrite ou de muscles endoloris. Ils l'emploient en friction comme liniment. La confection du homebrewne va pas sans dangers. L'odeur attire les voisins, les animaux et surtout, les policiers. Lorsque le mélange fermente, l'odeur est supportable, mais l'odeur du moût chauffé fait penser à celle d'un dépotoir. «Plus d'une fois, je me suis demandé qui était celui qui osait s'approcher de mon atelier, commente l'oncle Fortunat, tellement ça puait». Les coyotes sont toujours à la recherche de nourriture, qu'elle soit succulente ou putrescente. On attire les voisins eux-mêmes quand le vent souffle de l'ouest. Et les «flics» ont le nez fin. Au moindre signe de leur présence dans le voisinage, mon oncle bougonne, «Les maudites polices sont autour: cachons l'alambic et le matériel!» Il camoufle son alambic dans le tas de fumier et place les autres ingrédients sur les étagères de la boutique, dissimulés parmi le plâtre de Paris et les insecticides. En dépit de ces subterfuges, l'oncle Fortunat se fait prendre et doit payer une amende de 625 $. En 1920, les amendes ne sont pas trop sévères mais, devant la multiplication des infractions en Saskatchewan, les amendes grimpentjusqu'à 10,000 $ et ne sontjamais inférieures à 500 $. De quoi décourager les meilleurs faiseurs de «homebrew»! Il n'y a rien d'extraordinaire dans la confection du «homebrew». Les fermiers travaillent fort et font ce qu'ils peuvent pour survivre. À peine une famille sur dix possède un alambic. Ce n'est pas aussi romantique ni aussi tragique que l'on tente de le faire croire. C'est simplement une façon de vivre qui a pris une tournure de légende. Elle est maintenant devenue folklore. (Monsieur Piché est originaire de Gravelbourg et il contribue souvent des articles à la Revue historique.) |
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