Revue historique: volume 14 numéro 3KIS-IS-KAT-CHE-WANDeuxième prix du Concours «UNE HISTOIRE DE CHEZ NOUS» Une nouvelle de Estelle Bonetto Vol. 14 - no 3, mars 2004
7 avril 1919. Mon grand-père Ernest était parti vers ces espaces quil croyait sans lendemain. Il disait que la vie là-bas perdait haleine dans les vents violents, que le souffle se coupait dans les froids cinglants, mais que la paix pourtant avait conquis les terres allongées de tout leur long, telles les écailles dun lézard cuirassé. Il écrivait des monts et des merveilles sans pareil. Il ma laissé un héritage lourd de récits et de rêveries, que jai soigneusement abrité dans un coin de mon esprit. Un voyage qui va paraître sans fin mais dont je dégusterai chaque découverte et dont japprivoiserai chaque peur pour goûter à la pleine saveur de ce labeur. 7 mai 1919. Il est déjà trop tard pour revenir en arrière et encore trop tôt pour aller de lavant. Pris sur ce paquebot depuis des semaines, mes propres pas ne me menaient nulle part, seul le ventre du bateau glissait son flanc sur leau lisse. Cette avancée mincitait à me questionner sur mon identité; je ne suis plus qui jétais, je ne sais pas encore qui je serai. 7 juin 1919. Au ralenti dun rythme pourtant haletant, le train séchappe à la vitesse de ses moyens en sifflant de ses poumons charbonnés lenvie qui le presse lui aussi darriver à sa destination. La peur de lerreur tourmentait mon cur de palpitations. Dans ce couloir filant qui me menait à Gravelbourg, jattrapais ci et là des bribes dune langue familière. Mises bout à bout elles formaient une toile de fond sur le paysage linguistique autrement anglais. Je tentais de me fondre dans cet envers du décor qui semblait vouloir maccueillir et dont je craignais pourtant le rejet. Jentendais la résonance de la différence qui sabattait dans mes oreilles, et sils ne comprenaient pas? Je navais toujours pas prononcé un mot lorsque je reçus en pleine face un projectile suffisamment gros quil me fit sursauter, bondir de mon siège et mexclamer: Qui samuse à de pareils enfantillages? De suite je réalisa que mon intervention était exagérée et mal venue. La nervosité que javais jusque là enfouie dans mes pensées intérieures avait giclé et arrosé une audience stupéfaite puis gênée. Je mempressa de faire des excuses, je bafouillais quelques mots incompréhensibles quand un homme se leva et sapprocha de moi. Le silence déploya ses doigts subtils, suspendus au-dessus du temps qui cessa de battre dans mon cur. La présence lourde du gaillard couvait une atmosphère de lutte et je me débattais déjà dans cet univers sans issue comme un poussin combat la cloison de sa coquille pour clamer son existence. Il éleva sa main massive dans les airs, à cet instant je navais plus despoir que son poing natterrisse point sur ma face apeurée. Je restais pourtant immobile dans ce temps figé qui nen finissait plus de durer. À ma grande surprise son visage séclaira à la lumière dun sourire fécondé de bonté. Ses doigts empoignèrent délicatement les bords de son chapeau en signe de salutation. Bonjour, tas pas lair dêtre de par chez nous, quel bon vent tammènes dans ccoin ci des prairies? La candeur de mon silence surpris parut lamuser ainsi que le reste des voyageurs qui remplirent bien vite le vide par leurs rires éclatés. Je me joignis bientôt à cette cohorte si accueillante. Nous échangeâmes maintes poignées de main, sourires tacites et articulés. Le temps fit maintenant place à mon arrivée à Gravelbourg. Le train, essoufflé, stoppa enfin. Je me hâta de descendre du wagon poussé par un élan de curiosité qui rendait chacun de mes gestes maladroits et imbus démotions. Tandis que les gens autour senfuyaient rejoindre leur routine familière, je faisais un premier pas sur les territoires de ma nouvelle liberté. Mon cur nen croyait pas ses yeux de contempler la platitude de ces paysages et au beau milieu comme un chêne robuste et ancien planté sur une demeure abandonnée, des silos à grains. Les pyramides de la Saskatchewan, pensais-je, truffées de richesses, celles de la terre qui se donne en offrande pour le dur labeur des hommes, le symbole dune économie ancrée de profondes racines, le secret dune immigration florissante. Ces idées de grandeur tourbillonnaient dans la tumulte de mon esprit qui avait été tenu en haleine pendant de longues semaines. Jétais planté moi aussi, ressemblant plus à un clou quà un chêne solidement posé, prêt à me tordre au moindre coup du sort. Lhomme du train vint interrompre mes contemplations en apposant sa main souriante sur mon épaule: Cest quoi ton premier nom? Jasmin, répondis-je Tu cherches-tu quek chose à faire? Plutôt deux fois quune! Il accueillit ma réponse avec sa bonhomie naturelle. Ben, y cherche un instituteur à lécole, moi jte vois bien pour cte job-là, jva tintroduire à msieur Courcelles, pis, tas pas dplace pour tposer? Je laissais son flot de paroles me bercer les oreilles de leur chant gracieux, sa voix transpirait lhonnêteté et la compassion. Était-ce son français piqué dun accent si riant ou son être tout entier qui mincitait à la confiance? Je naurais encore su le dire. Moi enseignant? Il me semblait que javais tant à apprendre moi-même de ce peuple, de leurs mythes, leurs peurs, leurs bonheurs et leurs labeurs. Les enfants pourraient me guider dans ma quête initiatique. Je nattendais plus rien de la vie, cétait à mon tour de partager sans espoir dêtre remercié. Doù je venais la guerre avait été trop laide pour que ma peine se souvienne. Je glissais désormais sur un lac gelé, par endroit brisé, une eau emprisonnée par les glaces éternelles de la tristesse humaine. Je revins à la réalité qui mavait mené sur le chemin de laventure. Mon nouvel ami pointa du doigt une bâtisse de taille moyenne non loin de la gare: Y prennent des gars à la semaine, au mois, autant dtemps qtu veux, cest assez cheap. Je ne comprenais pas langlais mais les quelques mots éparpillés ça et là dans son langage vibraient de sens. Ayant grandi dans lEst de la France où le français et lallemand se côtoient, se colorent lun à lautre, je ne métonnais pas plus de cet entrelacement. Tes pas un gars difficile toi, cest bon ça, faut pas être difficile par icitte, lclimat est rude et nous autre on travaille fort. Ma nature silencieuse mavait gagné une amitié ce dont jétais très satisfait. Le matin suivant, je rendais visite à M. Courcelles. Sa réception fut des plus chaleureuses. Un jeune homme célibataire, éduqué, parlant français et enthousiaste à lidée de travailler ne devait pas cogner tous les jours à sa porte. Il mapprit que les Franco-Canadiens avaient le plus grand mal à perpétuer leur langue, leur culture et leurs coutumes ainsi quà préserver le respect de leur foi catholique. Je commençais à entrevoir lesquisse dun peuple dévoué à ses racines, plantées au plus profond de la prairie, mère de leur immigration, qui ont vu naître leurs combats et leurs forces face à ladversité climatique, linguistique et même politique. Je pensais en moi-même sans oser encore lexprimer, que les Canadiens français en Saskatchewan étaient chanceux dune certaine manière davoir une cause pour laquelle se battre. Je sentais leur fierté à chaque succès remporté, leur malheur à chaque espoir avorté, leur persévérance labourée de pluie séchée. Je faisais de leur destinée une richesse raréfiée. Dans mon pays les gens ne croyaient plus à la fécondité des lendemains. Plus les mois passaient, plus je songeais quici, les limites annonçaient létendue dune liberté inattendue, plus vaste que la voûte dun ciel qui berce la terre, aussi chère que la préciosité des pierres. Mon envie de participer à cette communauté ne faisait que grandir. Des graines dengagement poussaient mes capacités à me développer à lintérieur de cet espace propice au vice de la vertu, à la récolte des conquêtes communautaires. Javais aussi conscience du romantisme qui semblait vouloir quelque peu colorer la réalité, cependant ses effets bienfaiteurs me faisaient croire, aux côtés de mes nouveaux compatriotes, à lépanouissement dune langue aussi belle que les pupilles de nos mères. Les tensions étaient pourtant palpables. Les effets de la grande guerre, que javais tenté de laisser derrière, revenaient à grands pas me hanter. Peut-être nétait-ce quun prétexte pour accélérer la domination anglophone, toujours est-il que les Franco-Canadiens étaient devenus les boucs émissaires, autant sinon plus que les autres minorités, affublés de persécutions sociales et culturelles. À cause de cette guerre à laquelle les Québécois avaient gracieusement tourné le dos, cette guerre que les Allemands avaient torturée, cette guerre avait insufflé un vent de panique dans les prairies quant à lusage de la langue française et allemande; leur enseignement, les anglophones se donnèrent le dessein de le faire couler comme un vulgaire navire de guerre vaincu. Sattaquer à une langue va bien au-delà des limites de ses mots, elle touche à la fois et surtout le peuple qui la parle. Or, il me semblait que ni les Canadiens-allemands ni les Canadiens-français ne fussent des guerriers ou incarnent de quelque façon que ce soit lhostilité dun régime politique quils avaient quitté depuis des générations ou bien même récemment. La guerre ne fait pas de pitié. Ainsi les échos du conflit européen devaient durer des décennies ici. À mesure que lidée sétait infiltrée dans les esprits que langlais devait être la seule langue enseignée dans les écoles, on ne cessa de trouver une foule de bonnes raisons pour enfoncer le clou dans le mur de linjustice. La Saskatchewan, à travers une quête provinciale identitaire, se cherchait «une langue, une école, un drapeau», autrement dit un besoin duniformité qui devait stabiliser la province. Léducation devint le terrain privilégié de laffaiblissement de la population de langue française. En nous étouffant à la racine, les anglophones sassuraient que nos jeunes générations deviennent linguistiquement anémiques. Ce nétait sans compter sur la volonté vibrante des parents de transfuser leur patrimoine à leurs jeunes, seuls espoirs dune relève vitale. En 1918, la Loi sur léducation était amendée pour ne plus autoriser quune seule heure denseignement du français par jour à lécole. Avant cela, me racontait-on avec des sourires nostalgiques, les écoles étaient libres de bercer leurs bambins du doux son du français. Après ce coup de masse intolérable, les Francophones durent rapidement sorganiser et mettre leurs forces à lunisson. La Saskatchewan affichait mille autres couleurs bigarrées dune tapisserie filée dincessants flots de familles venues des différents pays dEurope et aussi parsemée des peuplades autochtones, au fond, le véritable passé patrimonial de la province. Les sauvages comme on les appelait ici, à qui lon refusait même toute dignité humaine, me fascinaient. Ils soffraient comme un mystère à mon imagination. Leur vie spirituelle semblait sacrée sous leurs chants et leurs danses comme des transes en offrande à leurs croyances. Certains parlaient français, une langue mariée aux saveurs des sons autochtones. Les Métis se trouvaient à la croisée des chemins de culture et de sang et même de langue. Je leur ressemblais. Ma vie ici navançait guère plus vite quun bison qui broute. Et comme lanimal, je savourais chaque brin dherbe qui se trouvait sur mon parcours. Mon esprit appréciait la lenteur des paysages qui défilaient à toute vitesse dans mon imagination. Ce coin de pays moffrait la solitude dont javais besoin pour faire fourmiller mes idées. Ainsi mes contacts humains nen étaient que plus intenses, espacés comme les distances sur les prairies. Il ny avait pas de femme dans ma vie, non pas quaucune ne fut assez plaisante à mes yeux; javais simplement pris la décision de rester seul pour avoir la liberté de partir demain sil le fallait. Je ressentais le caractère éphémère de mon existence, du lieu où je me trouvais, de lhumanité. Les effets de lhiver gardaient leurs distances sur ma condition physique et morale. Je devais être un «tough» comme le disaient les gens par ici. Les poudreries, limmensité des bancs de neige qui se dressaient contre toute proportion humaine, le vent plus puissant quune armée en marche, le froid qui rendrait faible une forteresse, avaient tendance à bercer limaginaire qui sommeillait en moi. Les écoliers, eux, étaient toujours doués de vie, et confortaient chacune de nos batailles quotidiennes, autrement inutiles, pour une école qui parle leur langue, pour le respect de ces jeunes citoyens qui ne demandaient pas mieux que dappartenir à leur patrie, à leur façon, en français. Leur insouciance denfant nous faisait croire à une issue mature. Il me passait parfois par la tête lidée que si on leur donnait la parole, ils exprimeraient la sagesse et la sincérité de leurs jeunes voix bien mieux que nous le faisions. Qui sommes-nous pour parler de liberté linguistique quand le reste du monde est opprimé par le désespoir? Ces flots de pensées me quittaient pourtant bien vite, engloutis par la priorité et limportance que je portais à mon entourage. Rien nest plus beau quun sourire proche que lon peut saisir du bout des yeux. Crédit: Photo 1: Village de Gravelbourg vers 1910. Collection Marcelle Verville. Photo 2: Des élèves de l'École publique de Storthoaks avec leur instituteur et l'abbé A.-M. Ferland en 1925. Collection Georges E. Michaud, Université d'Ottawa. |
|||||