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Société historique de la Saskatchewan

Des histoires

Kermaria

L'ampleur de l'immigration dans l'Ouest canadien au début du siècle inquiétait plusieurs hommes politiques et les chefs d'organismes dédiés à la préservation du caractère britannique du pays. La présence de tant d'étrangers de différentes ethnies risquait de déséquilibrer l'ordre établi dans la région et, par contrecoup, menaçait la stabilité du pays tout entier. Le ministère de l'Éducation de la Saskatchewan s'était donc donné pour mission d'amener la population de langue étrangère à acquérir le plus rapidement possible les connaissances et les qualités nécessaires pour devenir des citoyens aptes à contribuer à la grandeur de l'Empire britannique.
L'école primaire devait être le moyen privilégié d'enseigner aux petits étrangers la langue anglaise et les principes essentiels de la démocratie, afin qu'ils puissent plus tard participer activement à la vie collective. C'était un idéal élevé, noble même sous certains points de vue, mais la manière dont il fut mis en application a quelquefois été, elle, beaucoup moins admirable. Ainsi en fut-il dans l'arrondissement scolaire de Kermaria, à une vingtaine de kilomètres au sud-est du village de Saint-Brieux.

En décembre 1909, deux immigrants bretons font part au ministère de l'Éducation de l'intention d'un groupe de contribuables de former un arrondissement scolaire de 25 sections. Le ministère oppose son refus, car les dispositions de la loi sont claires: un arrondissement ne peut mesurer plus de quatre milles sur cinq, afin d'éviter que les jeunes élèves s'épuisent à parcourir un trajet quotidien trop long pour aller à l'école, généralement située en plein centre de l'arrondissement. Une deuxième tentative a lieu en mai 1911, alors que les contribuables sont convoqués à une assemblée générale; ils rejettent à 13 voix contre huit l'idée de former un arrondissement scolaire et d'imposer une taxe foncière pour le financer. L'opposition entre les colons de langue française et de langue anglaise est déjà évidente, quoique l'unanimité soit loin d'être faite au sein du groupe breton.

Mais l'idée continue à faire son chemin et finalement, en avril 1912, elle reçoit l'appui de la grande majorité des contribuables. On ignore aujourd'hui quels facteurs ont amené un tel revirement en moins d'un an. Quoi qu'il en soit, l'arrondissement scolaire public de Kermaria n° 775 est officiellement créé. Il faut patienter quelques mois encore, le temps de construire une école qui ouvre ses portes à l'été de 1913. Les élèves vont en classe jusqu'aux grands froids, alors qu'il est plus prudent de fermer l'école jusqu'au printemps suivant. Les contribuables ont exprimé le désir de trouver un maître ou une maîtresse de langue française, mais il y a pénurie à travers la province. Le secrétaire-trésorier de l'arrondissement, François Kerleroux, indique au sous-ministre de l'Éducation en mai 1914 qu'il a tenté en vain de recruter un titulaire en publiant des annonces dans trois journaux, dont Le Patriote de l'Ouest et La Presse de Montréal. Par ailleurs, le service provincial de placement des enseignants n'a aucun candidat à lui proposer. Il faut dire que bon nombre de maîtresses qualifiées hésitent à accepter un poste dans un lieu si isolé. Les commissaires ont par conséquent décidé de retenir les services d'une fille du pays, Mamie Louise Agnès de Goësbriand, entre le 15 mai et le 15 novembre; elle ne possède qu'un diplôme de 8e année mais, dans les circonstances, le ministère accepte de lui accorder un brevet temporaire et de verser l'octroi habituel à l'arrondissement. Les quelques années suivantes sont passablement difficiles. Les instituteurs et les institutrices se succèdent à une cadence désolante et, d'ailleurs, plusieurs n'ont que tout juste assez d'instruction pour obtenir un brevet temporaire.

Les commissaires sont divisés quant aux qualifications du titulaire de classe. Pour les Bretons, il est essentiel que le maître ou la maîtresse sache parler les deux langues; mais pour les Anglais, aucune considération linguistique ne devrait entrer en ligne de compte. Le torchon brûle depuis maintenant si longtemps qu'un arrangement entre les deux camps devient impossible. À l'assemblée générale annuelle du 26 janvier 1924, une proposition exigeant la séparation de l'arrondissement en une «portion anglaise» et une «portion française» est défaite de justesse. En avril de la même année, 22 résidents et résidentes de langue anglaise adressent une pétition au ministère de l'Éducation. Ils exigent qu'un enseignant de langue anglaise soit embauché pour remplacer l'enseignante française qui, selon eux, n'a pas les qualifications nécessaires. Ils demandent aussi le droit de se retirer immédiatement de l'arrondissement public et de former leur propre arrondissement séparé. Ils ne réclament rien de plus, ajoutent-ils, «que la justice pour leurs enfants».

Les rapports de l'inspecteur d'école font état du «retard» des élèves qui n'ont pas les connaissances nécessaires pour être promus comme il est d'usage à chaque année, avec pour résultat qu'ils sont encore en deuxième année alors qu'ils auraient déjà dû être en troisième. Un des rapports mentionne aussi que la maîtresse doit surveiller de près les élèves lors des récréations, car ils parlent français «au détriment de l'instruction anglaise reçue».

En janvier 1925, les contribuables anglais forment officiellement l'arrondissement séparé protestant Kermaria n° 4. Comme ils n'ont en tout que quatre enfants d'âge scolaire, ils ont toutes les peines du monde à assurer leur éducation. Ils doivent finalement organiser leur transport à une école anglaise des environs.

Les choses en restent là pendant plusieurs années. L'arrondissement public continue à tenir des élections annuelles, conformément à la loi, et les contribuables sont généralement satisfaits de la situation à l'école. À la rentrée de 1928, Kermaria accueille une institutrice d'une compétence évidente. Marie Fortin possède un baccalauréat ès arts et un brevet d'enseignement de première classe; l'inspecteur note favorablement les signes d'une amélioration de l'enseignement et de l'atmosphère à l'école, même si selon lui il reste encore beaucoup de progrès à faire.

Ayant constaté l'amélioration de la situation, les contribuables protestants tâtent discrètement le terrain: y aurait-il possibilité de fusionner leur arrondissement séparé à l'arrondissement public? Lors d'une assemblée en juin 1929, les 23 contribuables de l'école publique votent à l'unanimité d'accepter la fusion, «pourvu toutefois que les dispositions des paragraphes 2 et 3 des sections 178 et 179 (de la Loi des Écoles) soient permises à la discrétion de la majorité des commissaires». Les deux sections mentionnées concernent respectivement l'enseignement du français et de la religion.

Comme le note un mémorandum d'un haut fonctionnaire au premier ministre J.T.M. Anderson, en même temps ministre de l'Éducation, les franco-catholiques «ne demandent rien de plus que ce qui est permis par la loi». Mais les protestants indiquent qu'ils ne se joindront à l'arrondissement public que si «la langue française et la religion ne sont pas enseignées» et que le gouvernement accepte de nommer un official trustee, c'est-à-dire un commissaire officiel chargé de toute l'administration de l'arrondissement, à la place des commissaires élus. Le mémorandum précité conseille au ministre d'assurer aux contribuables protestants que l'enseignement sera désormais «efficace» et qu'un commissaire officiel sera nommé «si nécessaire»; mais en aucun cas doit-il leur promettre que l'enseignement du français et de la religion sera aboli. En janvier 1930, les contribuables protestants, apparemment satisfaits des garanties du ministre, acceptent la fusion avec l'arrondissement public. L'inspecteur d'école de la région est alors nommé commissaire officiel, avec mission expresse de convoquer une assemblée des contribuables pour l'élection d'une commission scolaire régulière dès que possible.

Mais les contribuables franco-catholiques s'insurgent. Ce n'est pas ce qui avait été entendu! Comment le gouvernement peut-il ainsi s'arroger de tels pouvoirs? Puisqu'ils paient des taxes, n'ont-ils pas le droit de mener leurs propres affaires? L'adjoint au sous-ministre leur répond en mars 1930 que selon la section 8, paragraphe 2 de la Loi des Écoles, le ministre est tout à fait dans son droit, car il possède le pouvoir de dissoudre une commission scolaire dûment élue et de nommer un représentant officiel du gouvernement, muni de «l'autorité et des pleins pouvoirs» d'une telle commission.

Comme le prouve une lettre du sous-ministre de l'Éducation, Augustus H. Ball, au premier ministre Anderson, les autorités du ministère contemplent déjà en avril 1930 la possibilité de nommer un commissaire officiel à perpétuité à Kermaria. Le problème se répète dans plusieurs autres coins de la province, assure l'auteur de la lettre, et le gouvernement se doit d'y faire face «pour se débarrasser d'une série de problèmes qui ont sérieusement affecté l'efficacité de plusieurs écoles». On sait trop bien quelles mesures l'administration Anderson juge alors bon de prendre pour régler des «problèmes» qui ne sont en fait que l'expression du désir de la majorité des contribuables des arrondissements en question.

Au début d'avril 1930, le commissaire officiel, l'inspecteur O'Brien, indique dans une lettre au sous-ministre qu'il n'a pas encore vu aux préparatifs des élections «étant donné les conditions de la neige» dans la région. Il affirme aussi que le ministère devrait tenir une perpétuelle épée de Damoclès au-dessus de la tête des commissaires qui seront élus: le gouvernement devrait se réserver le droit de nommer un commissaire officiel si l'institutrice ou l'instituteur engagé n'est pas entièrement à la convenance de l'inspecteur. Plus tard en avril, le sous-ministre indique qu'il serait préférable que l'inspecteur O'Brien continue à remplir la fonction de commissaire officiel, à moins d'obtenir des garanties qu'un professeur qualifié, de langue anglaise, et «approuvé par l'inspecteur soit immédiatement engagé, et que tout le temps de classe soit désormais consacré au programme officiel d'études». Dans une lettre confidentielle à l'inspecteur O'Brien en mai 1930, l'inspecteur-chef du ministère de l'Éducation lui indique que l'enseignant ne «doit pas offrir d'instruction en français pour le moment».

En octobre 1930, les Bretons reviennent à la charge. Ils exigent qu'on leur indique la raison pour laquelle le commissaire officiel n'a pas encore organisé d'élections. En réponse à une demande en ce sens de la part des hauts fonctionnaires du ministère, l'inspecteur O'Brien répond qu'il est d'avis que la situation actuelle ne doit pas être modifiée «afin d'enseigner une bonne leçon aux contribuables». La leçon, en tous les cas, n'en est pas une sur la démocratie. Peu importe que la majorité se soit clairement prononcée sur le type d'école qu'elle désirait; c'était la volonté du ministère qui devait prévaloir. Lors d'une assemblée extraordinaire avec les contribuables de l'arrondissement de Kermaria le 29 novembre 1930, l'inspecteur O'Brien pose la question à savoir s'il faut en revenir à un régime de commissaires élus. «Les parents de langue française ont tous répondu par l'affirmative, rapporte-t-il, et les parents de langue anglaise ont tous répondu par la négative». Il faudrait être bien naïf pour croire que c'est la majorité qui eut gain de cause... Décidément, le fair-play anglais est une notion bien élastique!

On peut dire que l'histoire de l'arrondissement scolaire public Kermaria n° 775 se termine là, car pendant encore 25 ans, il n'y aura pas de commissaires élus. L'inspecteur régional et, après l'incorporation à la grande unité scolaire de Melfort en 1945, le surintendant de l'unité devient d'office le commissaire officiel. Ce n'est pas avant avril 1955 qu'une commission scolaire dûment élue reprend enfin le contrôle des affaires de l'arrondissement de Kermaria.

(adapté des dossiers des arrondissements scolaires de Kermaria n° 775 et n° 4, aux Archives provinciales)





 
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