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Des gens

Joseph Harvey

La vie du colon dans le parkland de la Saskatchewan au début du siècle est abrutissante. Il faut trimer de la barre du jour jusqu'à bien après la brunante, les familles souffrent souvent de l'isolement sur leur homestead et la population rurale est en général peu portée vers les choses de l'esprit. Quel étonnement, donc, d'apprendre qu'un humble agriculteur de la région de Debden-Ormeaux a fait publier un recueil de poèmes au début des années 1920.
Joseph-Jacques Harvey naît le 21 juin 1898 à Causapscal, petit village de la vallée de la Matapédia, à 400 kilomètres au nord-est de Québec. Il fréquente l'école élémentaire du village pendant quelques années, mais ses études se terminent lors du départ de la famille pour la Saskatchewan en 1911. On peut dire qu'il passe du jour au lendemain de l'enfance insouciante aux soucis de la vie adulte. Mais où donc Joseph Harvey, adolescent, a-t-il puisé le désir et la volonté d'entreprendre des lectures sérieuses en littérature et en histoire pour se meubler l'esprit?

«La pensée est un soc, et l'âme est un terroir!»
Voilà ce qu'une voix, me souffla, par un soir,
Que, le front incliné sur ma charrue austère,
Tout seul, je méditais en labourant la terre...

«La pensée est un soc!» me répétait la voix;
Ô jeune laboureur! as-tu songé parfois,
En fécondant ton sol, par le fer et la flamme,
Que le penseur ainsi va, défrichant son âme?

Car tout profond qu'il soit, le meilleur sol ne vaut
Qu'en autant qu'il produit – ainsi de ton cerveau,
De ton coeur, mon enfant; qu'importe qu'il soit riche,
Tendre, pur et fécond, si tu ne le défriches!

Le père de Joseph Harvey, Arméas, ainsi que plusieurs de ses frères se réservent des homesteads à quelques kilomètres au sud d'Ormeaux.

Ormeaux? c'est un esquif infime sur les ondes
Mouvantes des blés roux et des avoines blondes!
Ormeaux? c'est presque rien! En passant tout à coup,
Le voyageur, souvent, n'aperçoit... rien du tout!

Quelque temps plus tard, Arméas Harvey se fait construire une grande résidence-magasin à Debden. Pendant plusieurs années, le jeune Joseph travaille pour son père et pour son frère Victor. Peu de temps avant son dix-huitième anniversaire de naissance, il se prend lui aussi un homestead dans le même canton, mais plus près du village de Debden. Il semble bien qu'il ne s'en occupe guère jusqu'en septembre 1918, alors qu'il se construit un shack de bois rond. À partir de ce moment il passe l'hiver en compagnie de sa mère, alors que son père s'occupe d'un autre magasin au village voisin d'Eldred, et il revient sur sa concession au printemps.

Le blond soleil d'avril croulait à l'horizon
Quand de loin j'aperçus le toit de ma maison
Ô charme du retour! – Nuptialement blanche
Elle semblait pour moi se hausser sur les branches
Des bouleaux gracieux et des longs sapins verts.
Comme elle était jolie après six mois d'hiver!
Ami, je vous le dis: les foyers ont une âme!

C'est aussi à cette époque qu'il déduit les règles de la versification en lisant les poètes français et canadiens. Plus tard, il réussira à dénicher un dictionnaire des règles; entre-temps, il étale sur le papier ses premiers vers.

J'ai fait ce rêve ardent, ce rêve téméraire,
En moissonnant mes blés, tête nue, en plein champ,
Ivre de poésie et de soleil couchant,
De raconter mon âme et de chanter ma terre!

Ah! mon coeur a battu, comme bat, en hiver,
Le fléau sur les blés cuivrés, les orges pâles,
Quand, de ma rude main, que mordorait le hâle,
Je griffonnai, songeur naïf, mon premier vers!

Au début des années 1920, il est sélectionné pour un concours de blagues et d'historiettes organisé par un journal québécois et son goût pour la littérature s'affine. Pendant ce temps-là, les travaux de défrichage n'avancent pas vite; il ne cassera que sept acres en tout sur sa terre. En décembre 1922, sa mère succombe à une gastrite aiguë et le jeune Joseph ne peut s'en consoler.

J'ai dans la bouche un goût de cendre et de poussière,
Tout me tombe des mains et mes pas indécis
Errent sans but de la maison au cimetière
Elle n'est pas là-bas – elle n'est point ici...

Morte, elle est morte, hélas! je commence à comprendre
Que je ne la verrai plus de ma vie – ô Dieu!
Tu m'avais tout donné dans ma mère au coeur tendre:
Prends-la! Je te rends tout, en lui disant: adieu!

Quelques mois plus tard, il fait publier à frais d'auteur un intéressant recueil de poèmes intitulé Les épis de blé. Peut-être est-ce pour payer les frais d'édition qu'il travaille un temps comme commis de banque à Saint-Albert, en Alberta. Quoi qu'il en soit, il reçoit finalement les lettres patentes de son homestead en février 1924. Il remporte aussi la palme d'un concours littéraire organisé par Le Devoir de Montréal. Plus tard, il achète le magasin qu'avait établi son frère Théodore à Bodmin, hameau situé à 25 kilomètres au nord-ouest de Debden, en direction de Big River.

Joseph-Jacques Harvey demeure célibataire; c'est peut-être que celle qu'il aurait voulu épouser est décédée.

J'ai depuis de longs ans, là, dans un secrétaire,
Parmi mes souvenirs un pli noir cacheté;
Il me fut adressé par une nuit d'été –
Écho d'un long soupir que j'aurais bien dû taire.

Il est là. Nul jamais n'en saura le mystère.
Je le baise parfois, vaguement tourmenté.
J'écoute; mon coeur bat! Il me semble tinter
Comme tinte en la brume un glas de monastère...

Et tout triste soudain, comme pris de remord
Je me dis: À quoi bon? – Puisque la belle dort
Muette pour toujours sous la grille massive,

Ne faisons point parler la posthume missive
Laissons dormir en paix dans leur sombre séjour
Et l'amante glacée et la lettre d'amour!

En 1968, il se départit de son magasin et il s'installe à Prince-Albert, dans une humble chambrette. C'est là qu'on le trouve mort le 20 novembre 1973.

Si le poète-laboureur Joseph Harvey est méconnu chez nous, il a néanmoins une place, si petite soit-elle, dans la littérature canadienne française de l'Ouest. Et de temps à autre, on retrouve dans une librairie de livres anciens un exemplaire légèrement défraîchi de ses Épis de blé.

(citations: Joseph Harvey, Les épis de blé – Les fleurs de sillon, Québec, Imprimerie Le Soleil Ltée, 1923, passim; renseignements: Jean Papen, «Joseph Harvey: Poète-laboureur, 1893-1973», Héritage et avenir des francophones de l'Ouest, Saskatoon, 1986; Homestead Files aux Archives provinciales)





 
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