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Société de la Saskatchewan
Société historique de la Saskatchewan

Des gens

Joseph-Émile Lussier

«Nous étions une famille de 9 enfants. L'argent était rare, mais mon père a réussi à trouver l'argent nécessaire pour mes quatre années au collège classique St-Charles Borromée de Sherbrooke et deux ans à l'Université Laval à Québec. Là, mon meilleur ami était Charles Turgeon, le jeune frère de W.-F.-A. Turgeon, alors procureur général de la Saskatchewan. C'est cela qui ma décidé à venir dans l'Ouest. D'ailleurs, comme mon père n'avait pas d'influence politique, les chances de devenir un avocat prospère au Québec étaient bien minces.
«J'arrivai donc à Prince-Albert en 1908, avec 7,35 $ en poche; il me fallait trouver un emploi sans tarder. On m'offrit d'abord un poste dans le cabinet de Franck Halliday, mais à très petit salaire. Trois mois plus tard, je partais pour Humboldt, où James Crerar me garantissait un salaire suffisant pour vivre. Malheureusement, sept mois plus tard, je fus victime d'une mauvaise grippe et je fus hospitalisé pendant deux mois en tout.

«Quelques semaines plus tard, le procureur Turgeon me proposait de devenir son secrétaire particulier. C'est là que j'ai fait la connaissance et épousé Bessie Irvine, une cousine orpheline que les Turgeon avaient élevé. En décembre 1912, je passais mes examens d'admission au Barreau de la province.

«Le printemps suivant, j'ouvrais un cabinet à Rosthern, mais il était détruit par le feu quelques mois plus tard. Heureusement, on avait réussi à sauver les documents. Deux ans plus tard, toute ma bibliothèque était détruite lors d'un autre incendie. Quelle malchance!

«Je m'installai alors à Prince-Albert en 1919; ma clientèle venait de très loin... de Wakaw, de Blaine Lake et d'ailleurs.

«Quelques années plus tard, en 1927, on m'offrait un poste de magistrat de police. Comme mon cabinet s'occupait surtout de petites gens – fermiers, négociants, trappeurs –, je ne m'enrichissais pas très vite, car il arrivait souvent que j'aie de la difficulté à me faire payer. J'ai pensé que je pouvais faire mieux en acceptant un tel poste. On nous appelait alors «magistrat de police», mais le titre de «magistrat provincial» fut plus tard employé; aujourd'hui, on se sert de l'appellation «juge de la Cour du magistrat».

«Mon territoire s'étendait du Manitoba à l'Alberta et couvrait tout ce qu'on appelle habituellement le «nord» de la province, jusqu'aux Territoires du Nord-Ouest. L'année suivante, on ajoutait le territoire de Quill Lake et deux ans après, celui de Battleford. Le territoire comprenait alors la moitié de la province.

«Pendant les cinq premières années, il n'existait pas encore de service aérien et je me déplaçais l'hiver en traîne à chiens et l'été en canot.

«L'hiver, quand la neige était épaisse, le guide devait battre le chemin avec ses raquettes, afin de faciliter la marche des chiens. Tout ce que j'avais à faire, c'était de me tenir derrière la traîne, hurlant «hue», «dia» et «marche» selon le cas. Quand j'avais froid, je n'avais qu'à m'installer sur la traîne, bien au chaud, couvert de fourrures.

«En été, j'allais par avion ou en voiture jusqu'à La Ronge et, de là, en canot avec les agents de la «Police montée». Le voyage le plus intéressant – et le plus important – m'a amené jusqu'à l'un des plus anciens postes du nord, Stanley Mission, sur le fleuve Churchill. Il y avait tellement de plantes aquatiques qu'on ne pouvait même pas se servir des avirons. On devait pousser comme avec des perches; il y avait aussi quatre portages. Nous avons campé près du troisième portage et nous avons laissé là une bonne partie de notre équipement, comme la tente et les couvertures. Après le quatrième portage, nous avons suivi le fleuve Churchill jusqu'à l'anse étroite sur les rives de laquelle est bâtie l'église de Stanley Mission.

«Le cas que j'avais à juger concernait une vieille femme indienne, accusée de braconnage d'écureuils. Je savais que le torchon brûlait depuis longtemps entre les Indiens d'un côté, et la «Police montée» et les agents du ministère des Richesses naturelles de l'autre. J'ai donc nommé le Révérend Habspence avocat de la défense et j'ai expliqué en termes simples le principe de la conservation des espèces animales. J'ai donné en exemple le cas d'un lac où le poisson avait été contaminé par des vers et je leur demandai de comprendre que s'ils voulaient assurer que leurs enfants puissent recevoir le même patrimoine naturel qu'ils avaient reçu de leurs parents, il faudrait que chacun fasse sa part.

«En même temps, il y avait une épidémie de scarlatine et de diphtérie; sept enfants en étaient déjà morts. Le médecin du ministère des Affaires indiennes devait arriver incessamment avec le vaccin. Une horrible tempête éclata, avec éclairs, tonnerre et pluie battante, et elle ne semblait pas vouloir s'apaiser. J'étais encore occupé à juger d'autres cas – c'était vers minuit et demi – quand nous avons entendu le ronronnement du moteur de l'avion. Nous avons alors rassemblé le plus d'enfants possible pour pouvoir les vacciner. Plus tard, j'étais allé me coucher, mais vers 9 heures du matin, le médecin et un policier entrèrent couverts de boue des pieds à la tête, après avoir passé toute la nuit à courir sur les pistes glissantes afin de vacciner d'autres enfants.

«Ce n'est pas avant 1932 que nous avons pu compter sur l'aéroplane pour nous mener commodément d'un point à l'autre. Je pouvais alors accomplir en 24 ou 48 heures un trajet qui me prenait auparavant deux ou trois longues semaines.

«Je me rappelle d'un incident à Pot Hole Bay, sur la rive nord-est du lac La Ronge. Il y avait un feu de forêt à ce moment-là, et trois jeunes hommes étaient accusés d'avoir abattu un orignal et d'avoir jeté sa carcasse dans la rivière quelque temps auparavant. Il y avait énormément de fumée dans les environs et il fallait voler très bas. Les policiers m'avaient prié d'y aller, puisque je devais de toute façon passer près de là et qu'ils auraient bien aimé pouvoir classer cette affaire.

«Ce ne fut pas facile de poser l'appareil sur le lac, tout près du feu de forêt. Nous avons laissé tourner le moteur de l'avion, au cas où nous serions forcés de repartir précipitamment. Alors, je me suis assis là, sur une grosse roche, j'ai lu les actes d'accusation et je leur ai demandé s'ils plaidaient innocents ou coupables: «tapwayo, tapwayo, tapwayo» m'ont-ils répondu l'un après l'autre. Comme l'affaire n'était pas bien grave et qu'ils plaidaient coupable, je les ai condamnés à 10 $ d'amende en tout, soit à peu près 3,50 $ chacun.

«Une autre fois, en hiver, j'étais allé à Pelican Narrows et nous ramenions un prisonnier que je venais de condamner à une courte peine de prison pour vol par effraction au magasin de la Hudson's Bay. Au retour, la tempête nous a forcé à nous poser sur un petit lac. Le pilote et le prisonnier ont alors construit un abri avec des branchages d'épinette et la bâche qui servait habituellement à couvrir le moteur de l'avion. Après avoir coupé d'autres branches sur lesquelles nous étendre pour la nuit, l'Indien déclara qu'il fallait en couper davantage afin de faire un lit confortable pour le «roi». Voyez-vous, il m'avait entendu ouvrir le tribunal «au nom du roi» et il pensait que j'en étais un aussi.

«Nous avons attendu trois jours, du mercredi après-midi jusqu'au samedi. Finalement, la tempête s'est apaisée et après avoir dégagé les skis de l'avion, complètement couverts de neige, nous avons pu décoller.»

Les trois hommes avaient pour toute provision deux petites boîtes de sardines, quatre boîtes de fèves au lard et un petit morceau de «bannique». Ils dormaient serrés l'un contre l'autre, l'Indien se levant de temps à autre pour jeter d'autres bûches sur le feu de camp.

À cette époque, le pilote servait en même temps de mécanicien et il devait charger lui-même les marchandises à bord de son appareil; il arrivait donc souvent qu'il demande à un passager de tenir le manche à balai pendant qu'il piquait un «p'tit somme» qui se prolongeait quand le passager prenait goût à l'aventure. Le magistrat affirme avoir piloté au moins 17 sortes d'appareils différents.

Joseph-Émile Lussier fut magistrat jusqu'en 1957, alors qu'il prit une demi-retraite, se joignant à un cabinet d'avocats de Prince-Albert. Une île du lac La Ronge a été nommée en l'honneur du «magistrat volant» en 1964.

(citation in extenso: dossier D.C. Williams aux Archives provinciales; renseignements: Le Patriote de l'Ouest, 16 août 1922, p. 8; Prince Albert Herald, 6 octobre 1964, p. 3, 15 janvier 1972, p. 5)





 
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