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Joseph-Antoine Soucy

Joseph-Antoine Soucy
Dr Antoine Soucy
Le village de Gravelbourg a longtemps été le coeur de la vie française dans le Sud de la province, quoique d'autres gros villages français, comme Ponteix et Willow-Bunch, lui ont toujours revendiqué cet honneur. Et sous la protection d'un clan puissant, les Gravel, la prospérité du village pouvait être considérée comme assurée dès sa fondation. Il ne faut donc pas s'étonner si plusieurs médecins formés au Québec et désireux de fuir l'encombrement de la profession dans leur province natale, ont ouvert un cabinet à Gravelbourg. L'un d'eux, le docteur Antoine Soucy, mérite une place à part tant par la qualité de ses services professionnels que par son dévouement exemplaire.
Joseph-Antoine Soucy est né le 16 mai 1889 à Cacouna, petit village dont les habitants vivotent de pêche et d'agriculture, sur la rive sud du Saint-Laurent à quelques kilomètres de Rivière-du-loup. Une soeur aînée, qui se destine à l'enseignement, lui apprend à lire et écrire, puis le jeune garçon part pour le Séminaire de Rimouski pour y entreprendre ses études classiques. Plutôt petit de taille, malingre même, il est néanmoins doué d'une volonté inébranlable. Il rêve de se faire père missionnaire et de partir pour l'Afrique mais après mûres réflexions et bien des hésitations, il opte pour la carrière médicale. En 1909, après avoir terminé ses études classiques, il s'inscrit à la Faculté de Médecine de l'Université Laval.

En juin 1913, Antoine Soucy décroche son diplôme de fin d'études en médecine. Où exercer sa profession? Les perspectives ne sont guère intéressantes dans la vieille province: trop de médecins, une clientèle peu argentée et surtout peu habituée à payer les services du médecin à leur juste valeur. Le jeune médecin a connu Mgr Olivier-Elzéar Mathieu, professeur de philosophie et un temps recteur de l'Université Laval. Mgr Mathieu a été nommé évêque du nouveau diocèse de Régina en 1911 et il recrute des professionnels pour donner une élite à la population franco-catholique de son diocèse. Le médecin répond à l'appel, fait le long voyage vers l'Ouest et étudie la possibilité, suggérée par le prélat, de s'installer à Qu'Appelle sur la ligne transcontinentale du Canadien Pacifique. Toutefois, l'endroit ne lui plaît guère et il n'y reste que le temps d'une visite. L'abbé Jules Bois, curé de Meyronne, l'invite alors à venir dans son village, qui n'a pas de médecin résidant. Le jeune médecin accepte l'invitation.

À cette époque, on permet aux médecins qui n'ont pas encore réussi l'examen du Collège des Médecins et Chirurgiens de la province d'exercer la médecine, à condition de ne pas empiéter sur les territoires déjà desservis par des médecins agréés. Or, Antoine Soucy est arrivé quelques jours trop tard pour s'inscrire aux examens d'été et il doit patienter jusqu'aux examens de janvier. Il faut dire qu'il existe alors des préjugés profondément ancrés contre les médecins formés au Québec; un bon nombre d'entre eux se voient forcés de se présenter plus d'une fois à des examens de certification qui auraient rebuté plusieurs des examinateurs anglo-saxons, pouvant d'ailleurs difficilement eux-mêmes être considérés comme des puits de science. Quoi qu'il en soit, Antoine Soucy réussit l'examen en janvier 1914 et s'installe à Gravelbourg.

L'exercice de sa profession ne laisse pratiquement aucun répit au médecin du village. Le matin et l'après-midi, il y a consultations libres au bureau, à moins qu'un accident ou une autre urgence n'appelle le médecin au chevet d'un patient dans les campagnes environnantes. Et rares sont les soirées où une visite à l'infirmerie ne s'avère indispensable, à moins qu'il ne faille repartir en coup de vent vers tel ou tel coin du district où un accouchement s'annonce difficile, un garçonnet souffre du croup ou un vieillard agonise.

Durant les premières années, il existe peu de routes dans les campagnes. Il faut plutôt suivre les pistes tracées par les Indiens et ensuite empruntées par les Métis et les colons. Le docteur Soucy, ce premier hiver-là, voyage surtout à dos de cheval. Ce sont des randonnées peu agréables, le visage fouetté par le vent, et l'on arrive à destination tout frissonnant malgré les lainages et le capot de chat sauvage. Au bord de l'épuisement, sans le bénéfice des quelques heures de repos que l'on accorderait de bon gré à tout autre voyageur dans les mêmes circonstances, sans même le temps de rassembler ses esprits, il faut examiner le patient, formuler un diagnostic, prescrire le traitement le moins dispendieux possible, donner ses recommandations aux proches, rassurer ceux-ci et remonter le moral de celui-là. Et gare au médecin qui commettrait la moindre petite erreur de jugement! Dans les villages franco-catholiques, sur ce sujet et sur bien d'autres, les mauvaises langues s'entortillent avec délectation autour des médisances les plus abjectes et des pires calomnies.

Joseph-Antoine Soucy
Dr Antoine Soucy dans sa jeunesse (AS)
Au printemps suivant, le docteur Soucy s'accorde le luxe d'un beau buggy, avec une capote de toile pour se garantir des dards du soleil et des assauts de la tempête. L'hiver, il se sert le plus souvent d'une carriole. Afin de ménager ses forces, il se fait fréquemment mener, comme c'est alors la coutume, par un homme du village. Enfoui sous les couvertures au fond de la carriole, il peut prendre quelques heures de sommeil pendant que son conducteur tient les rênes. Lors des épidémies qui ravagent régulièrement la région – la typhoïde causée par l'accumulation des déchets d'animaux dans l'eau puisée dans les sloughs est particulièrement répandue – il est sur la brèche pendant des jours et des semaines, sans répit. Souvent aussi, on l'appelle dans un district éloigné ou isolé; c'est un voyage de plusieurs jours et tous les gens de ce district en profitent pour faire soigner qui une plaie ulcérée, qui une toux persistante, qui une rage de dents. Au retour d'une randonnée, les chevaux sont épuisés et le docteur Soucy a fait construire une petite écurie où il garde plusieurs chevaux, ce qui lui permet de repartir au grand galop même après plusieurs appels consécutifs.

À peu près au même moment où le docteur Soucy s'installe à Gravelbourg, la fièvre de l'automobile s'empare de l'Ouest. Peu importe si les pistes sont raboteuses et si la fiabilité des premiers véhicules laisse à désirer: c'est la voie du progrès. Le docteur Soucy s'achète donc une Ford pour visiter ses patients à la belle saison et pour amener les cas de chirurgie à l'hôpital de Moose Jaw.

À la mi-décembre 1917, Antoine Soucy épouse Henriette Beauchesne, de Gravelbourg. Moins d'un an plus tard commence la grande épidémie de grippe espagnole. Les antibiotiques puissants n'ont bien sûr pas encore été mis au point et la maladie fauche impitoyablement, malgré les efforts du médecin; on improvise et la salle d'assemblée du Cercle Saint-Jean-Baptiste devient une infirmerie où sont transportés les malades qui n'ont personne pour prendre soin d'eux. Le docteur Soucy se multiplie, tire le meilleur parti possible des faibles moyens à sa disposition. Heureusement, l'épidémie diminue au creux de l'hiver et après une brève recrudescence au printemps suivant, elle s'éteint à l'été.

Le docteur Soucy a établi son domicile à Gravelbourg en même temps que le chemin de fer atteignait le village. Alors qu'il fallait auparavant livrer le grain à Mortlach, un long trajet ralentissant le progrès de l'agriculture et du commerce dans le district, le blé part maintenant vers les ports de mer en longues files de wagons. De plus, le village connaît de très belles récoltes et, avec son couvent, son collège, ses écoles, son église, ses commerces et ses autres beaux édifices, devient le centre de toute la région. Le docteur Soucy profite aussi de la prospérité générale.

Il s'achète une grande terre, au moins cinq carreaux, à peu de distance au sud-ouest de Gravelbourg. Il s'y consacre à l'élevage des chevaux de race et à la culture du grain. C'est aussi un endroit où il peut se réfugier loin des tracas de sa profession.

Vers le milieu des années 1920, le docteur Joseph-Antoine Soucy prend la décision d'aller étudier la chirurgie en Europe. À l'occasion de son départ en novembre 1925, cent vingt-cinq habitants de Gravelbourg lui préparent une fête. «Ses amis de la ville et du district se sont réunis vendredi soir le 6 novembre en la salle Huel pour lui offrir le témoignage de leur estime et l'expression de leurs regrets les plus sincères. M. J.-B. Crépeau a présidé là réunion. MM. Lucien Provencher et O'Neill MacMillen, avocats, au nom des citoyens de langue française et anglaise, ont exprimé en termes heureux et délicats les vifs regrets que cause à la population de Gravelbourg le départ du Dr Soucy, et ils lui présentèrent un superbe sac de voyage.»

À Paris, il maîtrise les plus récentes techniques en chirurgie et confère avec les grands spécialistes venus de tous les coins de l'Europe. Toujours accompagné de sa famille, il effectue aussi un séjour d'études en Hongrie avant de revenir à Paris. En février 1928, c'est le retour vers le Canada et la Saskatchewan. Gravelbourg s'est entre temps enrichi d'un hôpital, confié aux Soeurs Grises. Le docteur Soucy peut ainsi mettre à profit ses connaissances nouvellement acquises. Il caresse même depuis quelque temps le projet d'ouvrir une grande clinique, en société avec un médecin de souche allemande qu'il a rencontré à Paris. Mais le début de la sécheresse en 1929 le force à renoncer au projet.

Deux ans plus tard, son épouse meurt en donnant naissance à son troisième fils. Inconsolable, le médecin se consacre tout entier à sa profession. En 1950, durant une intervention chirurgicale, il ressent un malaise et vient près de s'évanouir; dans ces conditions, point question de poursuivre sa carrière et d'exposer un patient aux conséquences d'une rechute toujours possible. Il prend alors sa retraite, presque du jour au lendemain.

Le docteur Soucy, affectueusement surnommé «Doc», se tourne vers l'exploitation de ses terres et d'un ranch qu'il a acheté après la Seconde Guerre à Fir Mountain. Il y élève des chevaux belges et du bétail Aberdeen Angus. Sa grande joie, c'est de se retirer pendant des semaines à la fois dans un cabanon au ranch, afin de goûter la paix et la solitude qu'il n'a certainement jamais connu à Gravelbourg. En 1951, il épouse en deuxièmes noces Yvonne Leblanc, de Gravelbourg.

Le Collège des Médecins et Chirurgiens de la province l'honore lors de son congrès annuel de 1954 en le nommant membre à perpétuité du Collège. «Doc» Soucy meurt le 17 novembre 1972, à l'âge de 83 ans, après une longue maladie.

(citation: Le Patriote de l'Ouest 18 novembre 1925, p.7, renseignements: Heritage, Gravelbourg – District 1906-1985, Gravelbourg Historical Society, Gravelbourg, 1987; Regina Leader-Post, 6 octobre 1954, p. 29 et 5 décembre 1972, p. 2; Gravelbourg Star, 30 novembre 1972, p. 1)





 
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