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Jean-Isidore Gaire

Jean-Isidore Gaire
Mgr Jean-Isidore Gaire, missionnaire-colonisateur (Archives de la Saskatchewan)
Lorsque les Prairies se sont ouvertes à la colonisation durant le dernier quart du siècle dernier, les chefs catholiques de la région, avec Mgr Taché à leur tête, voulaient y détourner l'important courant de Canadiens français s'exilant aux États-Unis, séduits par les salaires et la vie en apparence facile dans les centres manufacturiers. Ils pensaient aussi pouvoir rapatrier sur des homesteads un grand nombre d'exilés déjà établis outre-frontière et pour lesquels on craignait la perte à plus ou moins brève échéance de la langue et de la foi. Leurs efforts se soldèrent par des résultats plutôt médiocres et c'est alors qu'avec un enthousiasme moins évident, ils tournèrent les yeux vers la France et la Belgique. La propagande qu'ils firent outre-mer à partir du début des années 1880, de concert avec le gouvernement et les compagnies de navigation, attira plusieurs centaines de colons catholiques et aussi quelques prêtres qui devinrent des agents de colonisation de première force. L'un d'eux, l'abbé Jean-Isidore Gaire, fonda plusieurs paroisses au Manitoba et en Saskatchewan.
C'est dans un petit village de l'Alsace que naît Jean-Isidore Gaire le 16 novembre 1853. Son pays natal tombe entre les mains de la Prusse en 1870 et l'année suivante, à l'âge de dix-sept ans, il part entreprendre ses études dans des séminaires de France. Ordonné prêtre à Nancy en juillet 1878, il exerce le ministère dans les campagnes environnantes pendant une dizaine d'années. Vers 1885, il reçoit par le courrier une brochure du gouvernement canadien, signée de la plume d'un missionnaire-colonisateur et intitulée Le Guide du colon français au Canada. Le jeune abbé est conquis par l'idée d'aller là-bas, servir Dieu et ses compatriotes. Il se donne néanmoins deux ans de réflexion avant de mettre son projet à exécution.

Il arrive à Saint-Boniface, où l'accueille Mgr Taché, à la fin mai 1888. Il ne tient pas à s'établir près de la Rivière-Rouge, dans une des belles paroisses déjà sur la voie de la prospérité; ce qu'il cherche, c'est une région de colonisation où tout reste à faire. Dans l'ouest de la province, presque sur la frontière du territoire de l'Assiniboia, plusieurs catholiques sont privés des secours réguliers de la religion dans la vaste région qui s'étend entre Deloraine au sud et Oak Lake au nord. C'est là que le petit prêtre lorrain décide de s'établir.

Il arrive au beau milieu des chaleurs de juillet. Les quelques Métis du coin l'accueillent avec tous les égards dûs à sa robe noire; ils montent une tente à côté de l'une des quelques cabanes éparses... et ils s'y installent, eux, laissant la cabane au prêtre. Dès le lendemain, ils partent chercher des billots et des planches pour la construction d'un abri-chapelle temporaire. Sitôt la chaumière achevée, deux familles bretonnes, avec 15 enfants à elles seules, viennent bâtir maison. En moins de quatre mois, la paroisse compte déjà une soixantaine d'âmes, en bonne partie des Métis. L'abbé Gaire se réserve un homestead où il compte bâtir son église et il baptise le lieu Grande-Clairière.

Où cet homme au physique frêle trouve-t-il l'énergie nécessaire pour attirer 150 personnes dans sa paroisse en moins d'un an? Les colons affluent de partout: du Luxembourg belge, de l'Alsace, de l'Ardèche, des régions situées tout le long de la Loire, même de la Suisse. C'est un succès qui étonne ses confrères plus expérimentés, qui s'attendaient bien à le voir revenir à Saint-Boniface, abattu par les rigueurs du climat, les privations et les difficultés.

La paroisse compte 43 feux en juillet 1889 et l'abbé Gaire juge le moment opportun de repasser l'Atlantique afin de recruter de nouveaux colons. Il en ramène 80, dont la moitié vient grossir le noyau de Grande-Clairière. De très bonnes récoltes en 1890 et 1891, rendues sans nul doute encore plus plantureuses dans les lettres des homesteaders à leurs parents et connaissances restés dans «les vieux pays», attirent d'autres contingents de colons. Grande-Clairière, formé de trois misérables chaumières en 1888, est devenu une paroisse de plus de 600 âmes en 1892.

Comme il ne reste plus de terre à prendre aux abords de la paroisse, l'abbé Gaire traverse la frontière de l'Assiniboia et fonde Saint-Raphaël-de-Cantal en 1892, puis Saint-Maurice-de-Bellegarde l'année suivante. Il continue à fonder des paroisses et des missions, 11 en tout en 14 ans. La dernière, Wauchope, est établie en 1902 le long du chemin de fer du Canadien Pacifique qui relie Winnipeg à Régina en décrivant un crochet vers le sud. Une seule famille française, les Quennelle, vit là; trois mois après, on compte au moins 15 catholiques.

L'abbé Gaire continue ses voyages de propagande et de recrutement en France et en Belgique. Il en effectuera au moins huit entre 1889 et 1906. En 1901, il parcourt les diocèses de Bretagne, d'où il espère voir venir des milliers de colons. En 1903 et 1904, il donne plus de 75 conférences en dix mois de voyage. La plupart ont lieu dans des séminaires et des maisons de religieux et de religieuses, mais il n'hésite pas à s'adresser aux milieux d'affaires, telles les chambres de commerce régionales.

L'objectif qu'il entrevoit dans un avenir lointain, c'est rien de moins que la formation d'un pays catholique et français dans l'Ouest canadien, comme il l'explique dans Le Défenseur du Canada français et catholique, revue qu'il a fondée et qu'il rédige lui-même:

«Sachez-le: 200 000 colons environ auront colonisé les plaines du Canada Central dans l'espace de 25 ans. Il est nécessaire que le quart de ces gens soient de notre race. Pendant que la France, la Belgique et l'Alsace-Lorraine nous en enverront 25 000, le Canada français Oriental nous en prêtera 25 000 autres qui viendront encadrer solidement les premiers.

«Les nôtres ne seront alors qu'une minorité imposante mais savamment disposée. Cinquante années plus tard les rôles seront complètement changés; la natalité merveilleuse des Canadiens français leur aura donné sur les protestants anglais une majorité de plus en plus compacte. Dès lors sera assuré le sort de la Nouvelle France qui comptera un jour plus de 75 000 000 de catholiques.

«Or ce merveilleux résultat, nous le devrons à quelques milliers de colons venus à leur heure et solidement établis dans les plaines du Canada sous l'habile direction de généreux missionnaires.»

Pour atteindre cet objectif, l'abbé Gaire ne manque pas d'imagination quant aux moyens. Dans sa revue, il se plaît à décrire comment, à partir d'une ou deux vaches achetées quelques liards, on accède sans coup férir à la fortune en cinq ou dix ans. La réalité, on s'en doute bien, est souvent moins merveilleuse. En contrepartie, il explique clairement les difficultés auxquelles devront faire face tous les colons et il conseille aux paresseux et aux faibles de caractère de rester chez eux.

Il ébauche le plan de fonder un orphelinat sur des terres que garçons et fillettes se chargeraient d'exploiter pour leur soutien, les profits éventuels étant versés à d'autres bonnes causes. Le projet est tôt abandonné. Une ferme où les fils de famille viendraient effectuer un stage en vue d'apprendre les méthodes de culture dans l'Ouest ne verra jamais, elle non plus, le jour.

Perpétuellement en quête de fonds, il met sur pied diverses entreprises dont la plupart n'ont pas, peut-on dire, tout le succès financier si savamment escompté. Il prétend aussi créer en Alberta une série de fermes destinées à servir d'asile aux religieux et religieuses persécutés en France. Mais l'évêque de Saint-Albert, Mgr Albert Legal, lui fait poliment comprendre qu'un tel projet serait chimérique et que, de toute façon, il se réserve le droit de refuser tout séculier, religieux ou religieuse qui désire s'installer dans son diocèse. L'évêque en profite pour lui rappeler qu'il tient à ce que son clergé ne se mêle pas de spéculation foncière. Même si l'abbé Gaire ne fait partie de son clergé, l'allusion est claire.

À tout considérer, c'est bien là le seul aspect de la vie et du travail de l'abbé Gaire qui ait pu donner matière à récriminations. Le complexe écheveau de ses affaires et de ses multiples entreprises – sociétés, cercles d'élevage, fermes et, même, un magasin à Red Deer en Alberta – est impossible à démêler et il est facile de comprendre pourquoi certains ont pu l'accuser de puiser ici et là pour son profit personnel. L'accusation est pourtant sans fondement aucun, car les besoins matériels de l'abbé Gaire sont facilement contentés et, même, il mène une vie dont l'excessive austérité approche de l'ascèse. Ainsi, un de ses paroissiens raconte que l'abbé Gaire dort sur une planche, sans matelas aucun, avec un bout de traverse de chemin de fer comme oreiller.

Après 1907, l'abbé Gaire ralentit quelque peu ses activités dans le domaine de l'immigration et il se contente d'indiquer aux nouveaux arrivants la région de la Rivière La Vieille, soit Gravelbourg et Ponteix, et, plus au nord, la région de Dana.

«En 1920, à la recommandation de S.G. Mgr Mathieu, il était nommé Prélat Domestique de Sa Sainteté par le Souverain Pontife Benoît XV en reconnaissance des services qu'il avait rendus à l'église.»

Après 37 ans de labeur en faveur de la colonisation franco-catholique dans l'Ouest, Mgr Jean-Isidore Gaire s'éteint le 4 janvier 1925 dans son presbytère de Wauchope, quelques instants après avoir chanté la messe dominicale.

(citations: Le Défenseur du Canada français et catholique, n° 1, avril-mai-juin 1902, passim; Le Patriote de l'Ouest, 14 janvier 1925, p. 1; renseignements: Dix Années de Mission au Grand Nord-Ouest Canadien, par l'abbé Gaire, Lille, 1898; Les Cloches de Saint-Boniface, passim)





 
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