Des gensJean-Claude PorteQue de misères devait endurer le célibataire établi sur un homestead en Saskatchewan: labeur éreintant, feux de prairie, nuées de moustiques, chevaux récalcitrants, blizzards aveuglants, grêles dévastatrices, chutes soudaines du prix du blé. La pire misère de toutes, à bien y penser, c'était encore la solitude de son shack perdu dans la prairie. Pourquoi accepter tant de sacrifices, si ce n'était pour en partager les fruits avec une compagne. Même ceux qui vivaient avec des parents ou des amis rêvaient au jour où ils pourraient enfin fonder un foyer. Les jeunes franco-catholiques avaient d'autant plus de difficulté à se trouver une compagne qu'ils n'auraient jamais considéré une union avec une protestante et presque jamais avec une femme d'une autre nationalité. Dans ses mémoires, rédigés avec verve et humour, Jean-Claude Porte, un pionnier de la région de Radville, raconte les circonstances de son arrivée au Canada, quelques épisodes savoureux de la «prohibition» et sa patiente recherche en vue de trouver «la perle rare pour bâtir une famille.» «J'ai vu le jour le 15 août 1895. L'année 1908 a été un gros événement pour la famille; mon père était en communication avec un propagandiste et nous invitait à aller dans l'Argentine (Amérique du Sud). C'était un pays très riche, et les terres bon marché. «Pendant l'hiver de 1907 à 1908, des propagandistes venus du Canada annoncèrent qu'une réunion aurait lieu à la ville de Lyon. Mon père alla à cette réunion et fut enchanté de son voyage; il y avait un prêtre, M. l'abbé Gaire, qui disait qu'au Canada, une grande foule d'émigrants s'installaient sur des terres qui coûtaient 50 francs pour 160 acres. Pour cultiver ce terrain vierge, les fermiers brûlaient la prairie, passaient un disque pour avoir de la terre meuble et semaient leur grain. Voyant un avantage à venir au Canada – cela coûtait moins cher de voyage qu'aller en Argentine – mon père changea d'idée. «Un Monsieur Picot vint nous trouver sur la ferme et nous proposa de nous accompagner au Canada, et on travaillerait chez lui en attendant que l'on trouve des terres. Mon père a tout vendu le matériel et loué les terres au voisin. Le bateau a mis 15 jours pour traverser la mer, du Havre à Québec. De Québec à Winnipeg, le train a mis 3 nuits et 2 jours; nous avons resté 8 jours à Winnipeg, et une journée pour venir jusqu'à Wauchope; nous avons resté 3 jours chez le propagandiste l'abbé Gaire. «Enfin notre patron Picot nous a emmené à Dumas, sur une terre qu'il avait achetée au nord de la Montagne de l'Orignal. Les premières nuits, nous avons couché sous une tente; le 2 juin 1908, une grosse gelée blanche a gelé tous les légumes du jardin, et nous avons gelé pendant toute la nuit sous la tente. Mes parents étaient découragés de voir ce pays qui gelait au mois de juin; s'ils n'avaient pas signé un contrat de trois ans avec Picot, je pense qu'ils seraient retournés en France, surtout après avoir passé le premier hiver où le thermomètre descendait de 30 à 45° en-dessous de zéro. «La maison que nous habitions n'était pas finie; on voyait le jour au bord des corniches et les jours de grands vents, la neige rentrait dans la chambre à coucher; bien souvent, le matin, on se réveillait le drap collé au menton, givré par la respiration, l'eau dans le canard gelé sur le poêle. «M. Picot, notre patron, avait été à Maple Creek, acheter un ranch de chevaux, et il est revenu avec 300 chevaux. En 1909, j'avais 14 ans, le patron me dit: «Aujourd'hui, veux-tu dresser un joli cheval de selle pour toi!». Le patron attrape une pouliche au lasso et l'attache autour d'un poteau pour lui mettre la selle sur le dos; quand j'ai serré la sangle, elle s'est mise à ruer, mais quand j'ai monté sur le dos, elle s'est levée debout... rue derrière, debout, derrière... tout à coup elle se jette de côté, et elle a glissé sur la glace, moi avec, et je me suis cassé les deux dents d'avant. J'ai fini de la dresser; au bout d'un mois, quand je l'appelais, elle venait à moi, et dans l'année, le patron l'a vendue... ceci m'a découragé de dresser d'autres chevaux: deux dents de perdues, c'est assez! «J'ai été à l'école pendant deux étés; l'hiver, l'école était fermée. Pour apprendre l'anglais, c'était du vrai chinois pour moi, mais peu à peu, avec deux voisines qui parlaient le français et l'anglais, et que l'on faisait route ensemble en voiture pour aller à l'école, cela m'a permis à jargonner l'anglais. » En 1910, mon père est parti en train à Weyburn et a rencontré un Français, M. Ernest Rabin, qui l'a emmené chez lui, sur sa ferme, qui était située à 18 milles de Radville. Il profita de l'occasion à choisir une demi-section à côté de la ferme Rabin. «En 1911, au printemps, mon père s'est préparé à aller sur sa terre pour bâtir une maison; il partit en voiture et à un demi-mille de la maison à Picot, il sentit des crampes au ventre et revint à la maison. Le docteur dit que c'était l'appendicite, après il disait que c'était une tumeur qui avait éclaté; trois jours après, il était mort. Les funérailles eurent lieu à l'église de Dumas. «Ma mère et moi avons continué à travailler sur le ranch de M. Picot, ma mère à la cuisine et moi, mon travail était à prendre soin des chevaux de selle et aussi à dresser des chevaux sauvages. En 1912, au mois de mars, nous avons reçu une lettre du gouvernement canadien nous disant que nous avions perdu les terres que mon père avait pris possession; nous avons été trouver un voisin, M. Filteau, qui écrivait bien les deux langues et a expliqué au gouvernement canadien que mon père étant mort le 3 avril 1911, que les terres revenaient de droit à sa femme Claudine Porte. «Ils ont répondu que la cancellation des terres était conclue avec un autre émigrant et qu'ils ne pouvaient reprendre ces terres, mais ils donnaient droit à ma mère de choisir une autre demi-section, n'importe où dans la Saskatchewan, et comme veuve elle avait droit à un autre quart de section. «La même année, nous avons reçu une lettre d'un célibataire de Souris Valley, M. A. Cotbreil, nous offrant des gages supérieurs à ceux de M. Picot. Nous sommes arrivés à Souris Valley le 12 avril 1912 et nous avons travaillé à la culture du blé avec M. Cotbreil. «En 1916, j'ai été à Weyburn; j'étais âgé de 18 ans et j'avais droit à un homestead de 160 acres pour 10 dollars et une préemption aussi pour 10 dollars; la préemption, on avait 3 ans pour la payer, 3 dollars l'acre: 160 acres à 3 dollars l'acre, un total de 480 dollars. La même année, ma mère s'est remariée avec M. A. Cotbreil. «À 24 ans, j'ai commencé à chercher une femme; j'allais aux veillées et aux danses, mais j'étais difficile. Il y avait des jeunes filles qui étaient trop grosses, d'autres trop courtes, et d'autres trop maigres. Mais on avait du plaisir à jouer aux cartes, chanter des chansons et danser dans les maisons privées et des fois des danses dans les écoles. «En 1918, la prohibition d'alcool a été votée et gagnée. Beaucoup de fermiers faisaient leur alcool eux-mêmes. ils montaient des alambics de fortune et faisaient du whisky qui était très fort. Une fois, c'était trois heures du matin, mon beau-père entend frapper à la porte. Il pensa que c'était la police, et l'alambic sur le poêle qui bouillait... il est devenu blanc comme un drap de lit. J'ai été voir, et c'était le voisin Lelong qui avait vu de la lumière aux fenêtres et il croyait qu'il y avait quelqu'un de malade. Mais nous avons été soulagés tous les deux en voyant que c'était le voisin; on lui a donné une bonne bouteille pour qu'il nous dénonce pas. Les personnes prises à faire de l'alcool payaient de 200 à 500 dollars d'amende. «Une autre fois, mon beau-père avait entendu dire d'enterrer les bouteilles d'alcool dans le fumier chaud, cela lui donnait un goût de vieux. Huit jours après, il a été voir les bouteilles et il les a trouvées toutes éclatées par la chaleur du fumier. Une autre fois, il avait caché les bouteilles d'alcool dessous la paille; malheureusement, les poules avaient gratté la paille et l'engagé, en passant à côté, a vu ces bouteilles pleines. On lui a donné une bouteille pour lui fermer la boîte et il a tout bu dans la nuit; le lendemain matin, il était ivre-mort. Depuis ce jour-là, on a arrêté de faire de la boisson; cela devenait dangereux de se faire prendre: l'alambic a été détruit. «J'avais remarqué une jeune fille à Souris Valley, Mlle Bertha Nadeau qui me plaisait assez bien. Le père Nadeau me demanda un jour que j'avais été voir sa fille, qu'est-ce qu'on faisait pour vivre sur la ferme. Je lui répondis que l'on faisait la culture du blé, l'élevage et la traite des vaches, et que ma mère trayait 2 vaches le matin et 4 le soir. Il me répondit que c'était pas la place des créatures à l'étable, que les créatures avaient assez à faire le ménage et élever la famille. J'ai compris que mon chien était mort et que sa fille n'était pas une créature pour aller traire les vaches. Je lui ai répondu qu'il n'y avait pas de sot métier, mais des sottes gens. Dans l'hiver, j'ai appris qu'elle avait marié un maître d'école. «Je cherchais toujours une demoiselle pour m'aider à traire les vaches. M. Sylva Bourassa m'avait dit que si je voulais me marier, j'avais qu'à aller chez son frère, que mon cheval serait soigné trois fois par jour à l'avoine, et moi soigné aux petits oignons. Je l'ai remercié de sa commission et je ne suis jamais allé voir les filles de son frère. Je me rappelais que le père Nadeau m'avait dit que les créatures ne vont jamais à l'étable et aussi, j'avais peur que mon cheval attrape une indigestion d'avoine. «Année 1924. La cuisinière que je cherchais était toujours introuvable; il y en avait bien une pas loin de la ferme, mais c'était une protestante... elle était bien courte, seulement 4 pieds 1 pouce, et puis pas la même religion. En attendant, je cherche toujours chaussure à mon pied. «Le 15 août 1925, j'étais toujours célibataire. J'avais trouvé une grosse Allemande dans une danse chez M. Vermeulen, mais je l'ai trouvée trop grosse... elle devait peser au moins 200 livres. «Année 1926. J'ai cherché la perle rare pour bâtir une famille et je l'ai trouvée seulement au 1er avril; ceci a été le plus gros poisson d'avril que j'ai eu dans ma vie. Le père Cotbreil était parti en France pour acheter une terre pour se retirer pendant ses vieux jours. Il m'envoya une lettre en me disant qu'il ne revenait pas tout seul au Canada: son frère l'accompagnait, ainsi qu'une nièce. Après les présentations d'usage, j'ai considéré la nièce du père Cotbreil, qui s'appelait Philomène; elle était assez jolie et ne devait pas peser plus de 125 livres... et moi qui cherchais une jeune fille de 135 à 140 livres. Mais j'ai pensé qu'en mangeant du bon lard salé, elle prendrait du poids. «Année 1927. Ma blonde prenait du poids et j'ai commencé à lui raconter des petites histoires d'amour. Je me tenais pas trop loin pour chasser les matous qui venaient rôder dans la cour... «Enfin, j'ai trouvé la perle que je cherchais. Philomène avait engraissé et nous avons décidé de se marier. Le 21 juillet on a fait publier les bancs à Ste-Colette et on s'est marié à l'église de la Ste-Famille à Radville. Après la cérémonie, nous avons déjeûné au restaurant avec les témoins et nous avons pris le train pour le voyage de noces à Régina; au bout de 4 jours, on est revenu à cause que le travail pressait.» Au retour, Jean-Claude Porte rachète la part de son beau-père et s'établit sur la ferme avec son épouse. Malgré des années difficiles durant la sécheresse et la crise économique, il persévère et parvient à agrandir petit à petit sa ferme dans le district de Daleview. Jean-Claude Porte est décédé en juin 1983, à l'âge de 87 ans. (citation in extenso: Histoire de ma vie, dossier J.-C. Porte aux Archives provinciales; renseignements: L'Eau Vive, 12 mai 1976, p. 16) |
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