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Société historique de la Saskatchewan

Des gens

Jean Bourrée

Jean-Marie Bourrée est né à Maure de Bretagne le 17 janvier 1890. À 17 ans, il se rebelle à l'idée d'accomplir cinq années de service militaire, persuade son grand-père de lui prêter quelques centaines de francs et s'embarque pour le Canada. On parle beaucoup à cette époque du « Grand Nord-Ouest », où tous les émigrants peuvent aller faire fortune. Il débarque à Halifax en mars 1907 et prend immédiatement le chemin des Prairies. Comme il est encore trop jeune pour se réserver un homestead, il s'arrête à Wolseley. L'église catholique de Sainte-Anne-du-Loup sert d'asile temporaire pour les nouveaux immigrants; ils peuvent s'y reposer quelques jours avant de reprendre la route vers la concession choisie. Jean Bourrée prend d'abord du service chez un fermier des environs, puis s'occupe un temps à la réfection de l'église, endommagée par un incendie. Après les battages cet automne-là, il part comme beaucoup d'autres « hommes à gages » pour le sud de l'Alberta où se font de grands travaux d'irrigation et de construction de voies ferrées. On peut facilement s'y trouver quelque travail pour la morte saison.
Tôt au printemps de 1908, le jeune homme revient vers Wolseley, espérant probablement y trouver un emploi saisonnier. À l'arrêt de Moose Jaw, il fait la connaissance d'un missionnaire-colonisateur, le « père » Louis-Pierre Gravel, qui lui conseille d'aller s'établir dans la colonie française qu'il vient de fonder sur la rivière La Vieille, à une centaine de kilomètres vers le sud-ouest. Le jeune Français est bien vite gagné à l'idée de se réserver un homestead et une préemption dans un district situé à une vingtaine de kilomètres à l'est de Gravelbourg et qui portera bientôt le nom de Mazenod. Il commence immédiatement à casser quelques acres de terrain avec un attelage de boeufs. L'automne venu, il se construit une cabane de tourbe. Il s'en contentera pendant plusieurs années. L'endroit est bien choisi, car la demi-section est l'une des meilleures de tout le canton, bien que l'eau soit alcaline; le hasard lui fait cependant découvrir un endroit où de la bonne eau jaillit en abondance d'un puits.

Au début, les travaux de cassage sont plutôt lents, d'autant plus que Jean Bourrée doit passer une bonne partie de l'automne à faire les battages dans le district de Drinkwater, vers le nord-est, afin d'accumuler quelques sous pour faire face à l'hiver et acheter de la machinerie agricole et des animaux. Il a bientôt les moyens de faire l'acquisition de chevaux de labour et les travaux avancent beaucoup plus rapidement. En quelques années, il parvient à casser plus de 250 acres, ce qui constitue une grande superficie en culture à cette époque.

Pendant quelques années aussi, il faut aller chercher les provisions d'hiver à Moose Jaw, un trajet de trois jours. Lorsque la température n'est pas trop froide, le jeune homme dort à la belle étoile; sinon, il s'arrête à l'une des nombreuses « maisons de halte » le long du chemin, où les voyageurs fatigués sont assurés de trouver un lit propre et un repas substantiel pour 25 sous. Avec l'arrivée du chemin de fer dans la région, les villages se développent rapidement et on peut y trouver tout ce dont on a besoin : provisions de bouche, machines agricoles et bois de construction. Lorsqu'il épouse en 1914 une jeune fille venue elle aussi de France, Herminie Benistant, il érige une petite maison de bois, qu'il agrandira plusieurs années plus tard pour accommoder sa grande famille, 10 enfants en tout.

Jean Bourrée est libéral bon teint et Sir Wilfrid Laurier demeurera toujours son idole politique. Pendant de nombreuses années, il travaille pour ce parti, qui demeure au pouvoir pendant le premier quart de siècle d'existence de la province. Au tout début de 1921, en récompense de son appui au parti, il reçoit une nomination de juge de paix. À cette époque, beaucoup plus qu'à la nôtre, le juge de paix est un personnage important et respecté des villages et des régions rurales. Ses fonctions sont multiples, mais en gros, il est chargé de passer jugement dans toutes les causes de moindre importance et où la présence d'un magistrat n'est pas nécessaire.

Bon nombre de cas dont il est saisi sont le résultat de disputes entre voisins. Pendant plusieurs années, ces voisins ont vécu en parfaite amitié, s'échangeant mutuellement des «jours d'ouvrage» ou se prêtant un attelage de chevaux ou un semoir. Ils ont tenu compte de tout cela dans un petit calepin ou même dans leur tête, convaincus que les services rendus s'équivaudraient au bout du compte. Un beau matin, le plus souvent pour une peccadille, l'un d'eux s'estime lésé et signe une plainte pour obtenir quelques dizaines de dollars de dédommagement. Le juge de paix doit alors faire preuve de la sagesse de Salomon pour tenter d'en arriver à une solution qui satisfasse les deux parties; ils vivent dans le même district – le juge aussi – et un arrangement à l'amiable vaut cent fois mieux qu'un jugement de la cour. En été, on décide du cas assez rapidement, car le travail presse et on n'a guère de temps à perdre. Mais en hiver, comme on a un peu plus de temps libre, il n'est pas rare que l'accusé signe une contreplainte, le premier plaignant signant alors une contre-contreplainte, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on se lasse. Dans ces cas-là, il faut au juge une patience angélique !

Le juge de paix doit aussi se prononcer dans de nombreux cas où les travailleurs saisonniers n'ont pas reçu les « gages » dûs. Une autre de ses fonctions consiste à aider les nouveaux arrivants à obtenir leur certificat de naturalisation. C'est aussi devant lui que la police traîne ceux qui ont enfreint les lois sur la fabrication de l'alcool ou les ordonnances municipales sur les feux de prairies, les animaux en liberté et la lutte contre les mauvaises herbes, ou qui ont troublé la paix lors d'une bataille entre groupes rivaux de villages voisins lors d'un bal.

Le salaire du juge de paix n'est pas mirobolant : 1 $ par audience, à moins qu'elle ne dure toute la journée, alors qu'on exigera peut-être 2 $. Dans les cas où des amendes sont imposées, le juge de paix doit les expédier dans les plus brefs délais au bureau du procureur général de la province, sous peine d'être lui-même mis à l'amende. De plus, il doit soumettre un rapport général bisannuel sur toutes les causes entendues. Tout cela exige une correspondance fournie. C'est en fin de compte une fonction beaucoup plus honorifique que rémunératrice. Jean Bourrée la conservera tout de même pendant plusieurs années, jusqu'à l'arrivée au pouvoir des Conservateurs.

Jean et Herminie Bourrée mènent la vie d'agriculteurs jusqu'à leur retraite en 1951. À son grand regret, Jean Bourrée ne pourra jamais revoir la France, d'abord à cause de l'interdiction de séjour dont il est frappé pour refus du service militaire, puis à cause d'une santé défaillante. Il meurt le 27 juillet 1962, à Gravelbourg, où il est enterré.

(Renseignements : Furrows and Faith, Lake Johnston-Sutton Historical Society, Mossbank, 1980, p. 409; Le Patriote de l'Ouest, 2 février 1921, p. 4; Homestead Files aux Archives provinciales; témoignages familiaux, collection S.h.S.)





 
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