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Société historique de la Saskatchewan

Des histoires

Jardins maraîchers du lac Jackfish

Durant l'époque de la colonisation en Saskatchewan, les nouveaux arrivants habitent souvent des régions isolées où n'existe pas encore de magasin. Ils doivent donc prévoir plusieurs mois à l'avance leurs besoins en nourriture. Les agriculteurs profitent souvent d'un voyage à l'élévateur le plus proche pour échanger leur ticket de livraison de grain contre des denrées de première nécessité – farine, levure, sel, sucre, thé, café, fruits secs – chez le marchand général. Mais les légumes et quelques fruits du menu quotidien proviennent encore en très grande partie de leur jardin.
À mesure que les superficies en culture, les rendements, le prix du blé et le revenu des agriculteurs augmentent, à mesure que la population croît et que de nombreux marchands généraux ouvrent boutique, à mesure aussi que l'usage de l'automobile se répand et qu'il devient plus facile d'aller faire les emplettes au village, les habitudes alimentaires changent. Bien des fermières préfèrent s'éviter l'effort quotidien du jardinage et la corvée automnale de la mise en conserve. D'autres réduisent l'étendue de leur jardin et achètent de plus en plus de fruits, de légumes et de conserves. La croissance des villes et de villages ouvre aussi d'importants marchés pour les maraîchers de la province. Arthur Brière, de la région du lac Jackfish, se rend compte des possibilités qui s'offrent au début des années 1910.

Natif de Montréal, Arthur Brière s'est établi en 1912 avec son épouse à l'extrémité sud du lac Murray pour y faire l'élevage du bétail. Plus tard, ils se choisissent comme homestead un terrain en bordure de ce même lac, mais situé du côté nord. Ils se servent de l'eau du lac pour arroser un petit jardin maraîcher. L'eau est simplement puisée au seau dans le lac et versée dans de gros barils de bois fixés sur un stoneboat, un assemblage rudimentaire de planches épaisses formant une sorte de traîneau. Les Brière ont ainsi la distinction d'être les premiers maraîchers de la région.

Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, Arthur Brière a largement dépassé la quarantaine; il s'enrôle néanmoins comme forestier pour aller couper en Écosse le bois utilisé dans les tranchées de France. Quelques mois plus tard, on lui met un fusil entre les mains et on lui apprend qu'il part pour le front. Il se rebelle, déserte et s'enfuit à San Francisco. Après deux années d'exil, il obtient le pardon et revient s'installer au lac Jackfish. Un peu plus tard, tout probablement vers 1922, il achète un quart de section dans l'entre-deux-lacs, à 1500 mètres au sud du village de Cochin. L'emplacement est idéal. Il existe à cet endroit une percée qui va d'un lac à l'autre. Le terrain y est très plat et presque au niveau du lac. De part et d'autre de la percée se dressent des monticules d'une trentaine de mètres. Celui du nord protège les plants délicats des noroîts pinçants. Brière se met à l'oeuvre et creuse un réseau de rigoles pour amener l'eau du lac au jardin. Des vannes placées aux endroits stratégiques règlent l'arrivée de l'eau.

Les rendements sont bons et les profits intéressants. La superficie du jardin va donc augmenter rapidement et bientôt atteindre 30 acres. Tout le travail se fait à la main ou avec des outils tirés par des chevaux. Cette superficie constitue une limite raisonnable; au-delà, il faudrait consentir des investissements beaucoup plus lourds en outils et en machines. Dans les périodes où le travail presse, le maraîcher embauche des journaliers à 0,10 $ l'heure. Mais le profit ne prime pas tout. Brière enjoint à ses hommes à gages de respecter le site d'un village indien qu'il a découvert aux abords du jardin. Il refusera d'ailleurs toujours de cultiver ce coin de terre.

Arthur Brière a la réputation de savoir faire pousser à peu près n'importe quoi dans son jardin. À la belle saison, par exemple, il porte à la boutonnière de son costume blanc des dimanches un magnifique oeillet rouge. La plus grande partie du jardin est réservée à la culture des tomates, du céleri, des carottes, du blé d'Inde, des choux, de la citrouille et du melon. Le maraîcher s'achète un vieux corbillard pour transporter ses légumes chez les clients. Mais comme cela ne fait pas très bonne impression, il l'échange bientôt contre un chariot couvert, monté sur ressorts afin de protéger les produits délicats. Il va livrer les légumes par tout le canton et même jusqu'à North Battleford, à une quarantaine de kilomètres. Là, les prix sont un peu plus élevés. À cette époque, un panier de cinq livres (un peu plus de deux kilos) de tomates se vend 0,10 $, le même prix qu'une douzaine d'épis de blé d'Inde. Quelques années plus tard, Brière se permet l'achat d'une Ford Modèle T de 1926 et il trouve plus profitable de livrer une grande partie de sa récolte à des grossistes.

Arthur Brière ne jugea jamais nécessaire d'agrandir son jardin, malgré la croissance des marchés sur lesquels il aurait pu écouler ses légumes. Il le vendit finalement à un voisin vers le début des années 1940. Entretemps, on avait établi plusieurs autres jardins maraîchers sur les bords du lac Jackfish. Les plus récents utilisaient un système d'arrosage par gicleurs, plus économes d'eau.

Encore de nos jours, plusieurs maraîchers tirent profit des longues heures d'ensoleillement durant l'été – le soleil se couche de plus en plus tard à mesure que l'on monte vers le nord – et de la présence de deux lacs qui viennent attiédir la température, pour produire des quantités impressionnantes de légumes pour la consommation locale et pour la vente dans les grandes villes.

(adapté de Footsteps in Time, Meota History Book Committee, Meota, 1980, pp. 205-206, 211-212)





 
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