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Henriette Forget

Henriette Forget
Mme Henriette Forget, son mari le lieutenant-gouverneur Amédée Forget, et le secrétaire de celui-ci, Alfred Bourget (à l'arrière)
C'est à Saint-Hyacinthe, le 29 septembre 1853, que naît Henriette Drolet. Éduquée à Montréal dans un couvent pour jeunes filles de familles bourgeoises, elle épouse en octobre 1876 Amédée-Emmanuel Forget, brillant avocat et journaliste qui vient d'être nommé greffier du premier Conseil des Territoires du Nord-Ouest et secrétaire du lieutenant-gouverneur. Appelé par l'ouverture de la session au Conseil, M. Forget doit partir sans délai pour Battleford. Les difficultés de communication en hiver l'empêchent de revenir chercher son épouse avant le mois de juin suivant. Le jeune couple entreprend alors en compagnie de la famille du lieutenant-gouverneur Laird le périple, par bateau et par train, jusqu'à la tête des Grands Lacs et de là vers Pembina et la Rivière-Rouge.
La dernière étape du voyage, entre Winnipeg et Battleford, s'effectue en démocrate: 28 jours sur les pistes poussiéreuses de l'Ouest, c'est plus qu'il n'en faudrait pour décourager une jeune femme habituée à une vie moins fruste. Mais Henriette Forget se fait facilement à l'existence dans l'Ouest et à Battleford. C'est d'autant plus surprenant que la région connaît la famine, source d'une agitation inquiétante parmi les populations indiennes et métisses. Elle rapporte en quelques paragraphes les événements du printemps de 1879:

«Un printemps hâtif succéda à un hiver doux. Ah! Comme j'aimais admirer le paysage, le plateau s'étendant entre la Saskatchewan et la rivière Bataille, semblable à un tapis de velours verdoyant, et les collines si luxuriantes après des mois de monotone blancheur hivernale! J'étais parfaitement heureuse dans ma petite maison; je n'avais absolument rien à craindre des Indiens car ils étaient doux et ils avaient l'habitude de venir visiter à tout moment, recevant toujours une tasse de thé avant de repartir. La situation s'est maintenue ainsi jusqu'à la fin d'avril, alors qu'on entendit des rumeurs de famine, colportées par des voyageurs venus des quatre coins des territoires. La condition des Indiens était devenue déplorable à cause de la disparition du bison. Quels problèmes à résoudre! Il faut se rappeler que nous étions à 650 milles de Winnipeg, ce qui ralentissait considérablement notre approvisionnement. Notre seule protection était la Police à cheval, dont les baraquements étaient sur les bords de la Saskatchewan, à plus de deux milles des édifices du gouvernement et des habitations, avec en plus une rivière à traverser à gué, ce qui n'était pas pour nous rassurer en cas de troubles.

«Au début du mois de mai, 200 Cris campaient aux abords de la ville. Le 26, leur nombre avaient grandi jusqu'à 743. Ils parlementèrent avec les représentants du gouvernement et reçurent suffisamment de provisions pour pouvoir regagner les contrées d'où ils venaient. Mais entre temps, les différentes tribus qui campaient autour des maisons devaient subsister d'un genre de tubercule appelé «chou sauvage», qui n'est pas considéré comme un aliment très substantiel, et aussi de rhubarbe sauvage; si ce n'avait été de ces «herbes» habituellement dédaignées, les Indiens auraient beaucoup plus souffert de la faim. Leur condition était néanmoins déplorable et ils étaient décharnés. Chaque soir, je regardais de ma fenêtre les différents camps et, vers neuf heures, la musique commençait: le battement des tams-tams, accompagné des plaintes des femmes, était monotone et donnait le mal du pays, comme vous pouvez facilement vous l'imaginer.

«Le matin et le soir, quand on trayait les vaches, les Indiens accouraient avec de grands plats pour rapporter du lait à leurs enfants. Quand on voulait faire cuire de la viande, c'était toute une affaire: il fallait fermer soigneusement les jalousies et boucher le trou de la serrure afin d'empêcher l'odeur de s'échapper. Autrement, ces miséreux auraient pu être tentés d'entrer de force, car ils rôdaient toujours aux alentours, le fusil à la main, avec des visages peu rassurants. Nous n'étions pas particulièrement prospères, bien que nous ayions un peu de viande fraîche de temps à autre; nous subsistions de légumes et de champignons. Un jour, mon mari invita un vieil Indien à goûter à ses champignons. Il en fit un fricot appétissant. Mais il choisit malencontreusement ce moment pour avertir l'Indien d'être prudent lorsqu'il en ramasserait, car plusieurs étaient «poison»; à peine le mot avait-il été lâché que le vieil Indien s'enfuit à la hâte, pour ne plus jamais revenir.

«Un jour, après avoir préparé le petit déjeuner, j'oubliai de fermer la porte à clef. Je montai alors à l'étage pour une raison ou pour une autre. Quand je redescendis, à ma grande consternation, je trouvai cinq grands Pieds-Noirs accroupis dans ma cuisine; le petit déjeuner avait disparu, ainsi que tout ce qui était sur les tablettes de la dépense, y compris le sel, les allumettes et même la moutarde sèche. Que pouvais-je faire, sauf conserver un air engageant et un sourire aux lèvres? Nous étions à leur merci...

«Le 26 juin, à peu près une heure après le départ de mon mari, j'entendis des décharges de fusil et des cris venant de toutes les directions. Des Indiens, nus et le corps peinturluré, allaient et venaient sur leurs poneys, invitant toutes les tribus à se joindre à une procession. Je sentis mon coeur s'affoler. Quelle pouvait bien être la signification d'une telle cérémonie? Toute cette mascarade me laissait croire que notre dernière heure était venue. Je n'osais quitter la maison, de peur d'être atteinte d'une balle égarée, car je pouvais entendre les balles siffler à gauche et à droite. Je fermai les jalousies et me réfugiai à l'étage pour attendre la suite des événements lorsqu'à mon grand soulagement, mon mari vint me chercher pour m'amener chez Mme Scott, l'épouse du Registraire. Il me rassura en me disant que ce n'était qu'une danse de la faim, qui devait être suivie d'un conseil avec le gouverneur. Je ne trouve pas les mots pour décrire cette procession de plusieurs centaines d'Indiens, peints des couleurs les plus criardes, non seulement le visage mais aussi tout le corps, la tête couverte de plumes et faisant feu de temps à autre, sans se soucier le moins du monde où pouvaient aboutir leurs balles. Ils s'assemblèrent en carré en face de la Maison du Gouvernement. Le gouverneur serra la main de plusieurs chefs et alors qu'il traversait le carré pour souhaiter la bienvenue à une autre troupe, une balle lui passa entre les deux jambes. Était-ce un simple accident? Supposons-le! Mais tout de même, si Son Honneur avait été blessé, je vous laisse imaginer les conséquences.»

L'incident se termine sans effusion de sang quand les Indiens reçoivent quelques maigres provisions de l'agent des Affaires indiennes et repartent vers leurs territoires de chasse.

En 1882, Régina est choisie comme nouvelle capitale des Territoires du Nord-Ouest et les Forget partent s'y installer. Le voyage dure 12 jours, au creux de l'hiver, et même Mme Forget qui trouve habituellement le bon côté de toute chose doit avouer que l'expérience n'a rien de bien agréable. Le couple s'installe dans une petite maison à peu de distance du bâtiment de l'administration des Territoires, sur l'artère qui porte aujourd'hui le nom d'avenue Dewdney. Henriette Forget se joint alors à plusieurs organismes sociaux. Elle a appris à parler couramment l'anglais, quoiqu'elle conservera toujours une pointe d'accent français. Elle s'intéresse surtout au National Council of Women, un organisme qui veut encourager les femmes à s'informer sur un grand nombre de domaines et à jouer un rôle de plus en plus actif dans la société. Favorablement reçue par ses consoeurs anglo-protestantes malgré son origine franco-catholique, elle est membre du comité exécutif de l'association à titre de vice-présidente du cercle du district de l'Assiniboia. Elle est aussi élue présidente du cercle de Régina.

Amédée Forget a entre-temps été nommé commissaire du Bureau des Affaires indiennes et le couple part s'installer à Winnipeg en 1897 quand on y transporte le Bureau. L'année suivante, M. Forget est nommé lieutenant-gouverneur des Territoires du Nord-Ouest. La population de Régina réserve au couple vice-royal un accueil des plus chaleureux. À titre d'épouse du lieutenant-gouverneur, Henriette Forget accueille les visiteurs de marque, comme le duc et la duchesse de York ? c'est le futur roi George V ? ainsi que les gouverneurs généraux Minto et Grey. Plusieurs cérémonies officielles ont aussi lieu à chaque année, comme le grand bal qui précède l'ouverture de la session de l'Assemblée législative et la «levée» traditionnelle du Jour de l'An. La grâce avec laquelle Madame Forget accueille ses hôtes ne manque pas d'être favorablement notée par la presse locale. On se souvient particulièrement d'un grand bal en avril 1902, le plus élégant qu'on ait jamais donné à la résidence des lieutenants-gouverneurs.

De par sa haute position, Madame Forget est automatiquement appelée à devenir membre de bon nombre de sociétés et de clubs sociaux. Plutôt que de se confiner dans un rôle purement honorifique, elle soutient activement plusieurs mouvements qui s'occupent de promouvoir le bien public et la culture en général. Elle est par exemple membre-fondatrice des Dames Patronnesses de l'Hôpital des Soeurs Grises, devenu aujourd'hui le Pasqua Hospital, et accorde son appui constant à l'Association Aberdeen, qui distribue du matériel de lecture aux colons isolés sur leurs homesteads.

De nos jours, ses opinions à propos de la place de la femme dans la société et de son rôle dans le couple peuvent nous paraître dépassées. Mais à l'époque où elle vivait, elles étaient considérées comme progressives, car elles reconnaissaient implicitement la capacité et même l'obligation de la femme à travailler au bien de la société.

Lorsque la Saskatchewan est créée en 1905, Amédée Forget conserve son poste de lieutenant-gouverneur. Au terme d'un deuxième mandat en octobre 1910, M. et Mme Forget s'installent un temps à Banff, puis ils élisent domicile à Ottawa quand M. Forget est nommé sénateur pour l'Alberta au début de mai 1911. À partir de ce moment, ils habitent l'été en Alberta et l'hiver à Ottawa. Après le décès de son mari en 1923, Henriette Forget habite quelque temps à Ottawa, puis se retire dans un couvent où elle s'éteint deux ans plus tard.

(citation: Reminiscences of My First Spring in Battleford, dossier Forget aux Archives provinciales; renseignements: D.S. Richan, History of the Lieutenant-Governors of Saskatchewan and the North-West Territories (non publié), Regina, 1980)





 
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