Des gensGabriel Dumont
Gabriel Dumont est né à la colonie de la Rivière-Rouge, probablement en 1837. Son grand-père, Jean-Baptiste, voyageur montréalais au service d'une compagnie de traite des fourrures, se lie à la mode du pays avec une Sarsie de la région du fort Edmonton vers 1800. Son père, Isidore, prend pour femme une Métisse, Louise Laframboise, en 1833. Après quelques années passées dans la vallée de la Saskatchewan, le couple part vivre, comme beaucoup d'autres Métis à cette époque, à la Rivière-Rouge. Habitué à la liberté des grandes plaines, Isidore se fait mal aux chaînes – pourtant si légères! – de la société métisse mi-sédentaire de la Rouge. Il revient donc en Saskatchewan vers 1840, errant entre Fort Ellice, la Montagne de Tondre, le fort Carlton et le fort Pitt. Le bison abonde encore dans cette dernière région et la famille Dumont y habite de façon plus ou moins permanente. Là, Gabriel connaîtra une enfance heureuse et insouciante. Il visite ses cousins de la tribu des Sarsis, qui lui enseignent les ruses de l'Indien, le maniement de l'arc, une science dont ils sont passés maîtres, ainsi que l'art de monter à cru. Il apprend, dit-on, six langues ou dialectes indiens, en plus de sa langue maternelle, le michif; il ne saura jamais plus de quelques mots d'anglais. Il n'y a pas d'école, bien évidemment, et Gabriel Dumont ne sait ni lire ni écrire; il signera longtemps d'une croix, jusqu'à ce que sa femme, plus instruite, lui enseigne à griffonner son nom. Qu'importe, car ce n'est pas avec des livres qu'on tue les bisons! Au printemps de 1848, la famille Dumont se joint à un convoi en route pour la Rouge. Durant une halte, Gabriel s'est éloigné du campement pour ramasser un peu de bois mort. Il entend au loin des piétinements de sabots: des Sioux en maraude! Il court de toutes ses forces afin de prévenir son père; qu'on lui donne un fusil, vite, et il se battra comme un homme! On se prépare au combat. Les Métis, de toute façon, ont formé comme à l'accoutumée un cercle avec leurs charrettes pour se protéger d'une attaque éventuelle. Mais ce n'est qu'un petit troupeau de bisons à la débandade. On en rit un moment, puis un sien parent fait cadeau à Gabriel d'un fusil – c'est plutôt un mauvais mousquet qui fait long feu une fois sur deux – pour le récompenser de son courage. Le garçon l'appelle «Le Petit» et il donnera ce nom à toutes les armes à feu qu'il possédera. Pendant plusieurs années, les Dumont se joignent aux grandes chasses annuelles aux bisons qui partent de la Rouge. En juin 1851, Gabriel reçoit son baptême du feu, alors qu'il prend part, dans les tranchées avancées, à la bataille du Grand Coteau contre les Sioux Titons. On dit que c'est là qu'il tue son premier homme, mais ce n'est peut-être qu'un embellissement de la légende. Gabriel, en tout cas, ne s'en vantera jamais. Quoi qu'il en soit, à treize ans, il est devenu un homme. Encore une fois, la famille effectue un retour vers la vallée de la Saskatchewan quelques mois après la bataille. Les années passent et, au physique, Gabriel grandit, avec une santé de fer, musclé, résistant, donnant l'impression d'être trapu bien que mesurant tout de même 1,72 m, large de poitrine, pas très joli mais avec un visage duquel se dégage une confiance en ses moyens et une énergie peu ordinaires. En 1858, il épouse Madeleine Wilkie à Saint-Jos, dans le territoire du Dakota, et mène comme son père une vie errante entre la Rouge, la Montagne de Tondre et le Lac aux Canards. L'ascendant de Gabriel Dumont sur les Métis qui hivernent entre les deux branches de la Saskatchewan se renforce d'année en année. En 1863, il est acclamé comme chef des brigades de chasseurs de la Saskatchewan: il n'a que 25 ans. Les signes avant-coureurs d'un grand bouleversement sont perceptibles, peut-être pas encore par les Métis, mais en tout cas certainement par les missionnaires qui se sont établis parmi eux. C'est déjà presque la fin des grandes chasses aux bisons et, poussés par les missionnaires, les Métis commencent à se sédentariser. Les maîtres incontestés de la plaine, occupés à gratouiller la terre? Et pourtant, il le faut bien! Dès 1868, on jette les fondements de la Petite Ville, vis-à-vis de Fish Creek. Durant les troubles de 1870, Gabriel se rend à la Rouge pour offrir 500 cavaliers de la Saskatchewan à Louis Riel mais sa démarche demeure sans suite. Où aurait-il trouvé tant de cavaliers? Parmi les Métis, bien sûr, mais aussi chez les tribus indiennes avec lesquelles il a conclu alliance puis maintenu des liens permanents par des présents annuels. Ces alliances n'ont au bout du compte d'autre but que d'assurer le libre passage aux brigades et aux voyageurs métis. En 1872 ou à peu après, il se réserve un terrain à Saint-Laurent, y bâtit une maison en rondins et d'autres bâtiments. Lui et sa femme n'auront pas de famille. Pendant dix ans, il «jardine», chasse le bison et le chevreuil, fait un peu de traite et de commerce, élargit quelques pistes pour le compte de telle ou telle compagnie (ce serait exagéré de dire qu'il est «entrepreneur des chemins»), et assure un service de traversier pour concurrencer celui de Batoche Letendre. Gabriel n'est pas riche, tout au plus modérément prospère. Comme la population continue à augmenter, les missionnaires poussent les Métis à établir un gouvernement local à Saint-Laurent en 1873-1874; c'est la «Petite République». Gabriel Dumont est élu chef par acclamation. On promulgue des lois simples, adaptées aux besoins et à la nature des Métis, un peu sur le modèle des lois qui régissent les grandes chasses annuelles aux bisons. On punit le vol, la calomnie, la séduction et l'incendie criminel ou involontaire dans la prairie. Le reste, meurtre y compris, c'est à la famille lésée d'y voir. Qu'importe si le chef ne sait ni lire ni écrire: les lois ne sont bonnes qu'en autant qu'on puisse les faire observer. Et le respect que tous accordent à Gabriel, avec quelques exemples en plus, suffisent amplement. Après l'arrivée du premier contingent de la Police à cheval du Nord-Ouest, le Conseil de Saint-Laurent cesse effectivement d'exister. En homme simple et pratique, Gabriel se place à la tête des mouvements de revendication contre les lois et les ordonnances impopulaires qui touchent le plus directement la vie de tous les jours. Il mène par exemple la campagne contre l'imposition de droits de coupe sur les terres du Dominion. C'est que les Métis ont peu d'argent et qu'ils comptent sur ce bois pour se loger et se chauffer. Mais le gouvernement central est à ce point indifférent aux revendications des Métis et des Blancs de la région que, bientôt, on ne voit d'autre solution que d'inviter Riel à revenir au Canada. Gabriel et quelques autres Métis partent à la mi-mai 1884 pour la mission Saint-Joseph du Montana, où Riel fait la classe. La petite troupe est de retour vers le début de juillet. L'intelligence naturelle de Dumont lui fait comprendre qu'il doit rester à l'arrière-plan, car son manque d'instruction l'empêche de saisir le jeu délicat des pétitions, des pressions auprès des hommes politiques et des relations avec le clergé. Il n'en demeure pas moins un des piliers, quoique silencieux, du mouvement de revendication. Mais comme les autorités fédérales persistent à faire la sourde oreille, un nombre de plus en plus considérable de Métis – et de Blancs aussi – se rangent à l'avis de Gabriel, qui propose depuis quelque temps de s'opposer par la force à la police. C'est un homme des prairies, il faut le comprendre, son instinct le pousse inéluctablement à l'action et il perçoit mal les conséquences à venir d'un tel geste; mais ce n'est pas non plus un anarchiste sanguinaire, car il est financièrement à l'aise et il a tout à perdre d'une intervention armée. C'est donc dire si les Métis sont à bout de patience! Le gouvernement provisoire est proclamé. Dumont est nommé lieutenant de guerre. La première escarmouche a lieu près du Lac aux Canards, où il attire les policiers et les hommes de la milice dans une embuscade. Ses troupes sont bien disposées, en demi-cercle, dans des fourrés qui les cachent aux yeux de l'ennemi et qui les protègent de son feu. La police est forcée de battre en retraite, abandonnant quelques morts sur le terrain. Dumont, lui, a été frappé à la tête par une balle; il souffre et son esprit s'égare de temps à autre. Le lieutenant de guerre a dressé un plan de campagne. Il propose la guérilla contre la police et la milice, que l'on affaiblira par des actions de surprise. En s'emparant de Prince-Albert et de Battleford, on s'assurera aussi le contrôle de toute la vallée de la Saskatchewan. Même lorsqu'arrive l'armée du général Middleton, il est prêt: il veut couper les ponts sur ses arrières, empêcher les renforts et les approvisionnements d'arriver jusqu'à elle, s'emparer des convois de vivres et de fournitures militaires, faire sauter le chemin de fer en plusieurs endroits, empêcher les soldats de dormir la nuit par des attaques et des diversions constantes, affoler les chevaux en allumant des feux de broussaille et de prairie. Cinquante de ses hommes suffiraient pour malmener tout un régiment. Ce qu'il souhaite par-dessus tout, c'est de convaincre les tribus indiennes et les autres peuplements métis de se joindre à eux, et que l'Ouest tout entier se soulève en même temps. Mais les groupes indiens et métis attendent de voir de quel côté le vent va tourner. Gabriel veut frapper un grand coup pour vaincre les dernières réticences, mais Riel s'y oppose, comptant plus sur l'aide de Dieu que sur celle de la poudre. Dumont, en lieutenant de guerre qui connaît toute l'importance de l'obéissance au chef, accepte sa décision: c'était la mauvaise... Une fois l'armée en déroute ou à tout le moins forcée de battre en retraite vers quelques places fortes, le gouvernement fédéral aurait bien été forcé de négocier, et rapidement, sous la menace d'une intervention armée des États-Unis, qui ne demandaient pas mieux que d'envahir le Nord-Ouest sous le prétexte de rétablir l'ordre et de protéger ses territoires de l'Ouest. Après la mi-défaite de la coulée Tourond, les troupes de Middleton investissent puis prennent Batoche. C'est la fin. Dumont s'échappe, se cache dans les bois et les vallons environnants, avec l'intention de harceler l'ennemi à la manière indienne. C'est un projet futile; son père et sa femme le persuadent de s'enfuir aux États-Unis. Aidé dans sa fuite par les bandes d'Indiens qui connaissent sa réputation et qui admirent son courage, il passe la frontière sans être importuné ou même reconnu. Arrêté par la cavalerie américaine, il est relâché sur l'ordre du président Cleveland. Au Montana, il disparaît quelque temps; certains prétendent qu'il prépare l'évasion de Riel, vient rôder autour de la geôle de Régina, établit des relais avec des chevaux... tout cela, avec la complicité d'agents du premier ministre Macdonald qui veut ainsi se débarrasser d'un prisonnier encombrant. Pourra-t-on jamais le prouver? Peut-être soigne-t-il sa blessure ou est-il simplement parti à la chasse... Sa femme Madeleine le rejoint bientôt mais elle s'éteint quelques mois plus tard. Gabriel se joint au Wild West Show de Buffalo Bill Cody et visite les grandes villes de l'Est. Qu'elles sont loin les chevauchées sauvages au triple galop dans la brise d'automne et les décharges de fusil dans l'oreille d'une bisonne en pleine fuite! Il faut se contenter de tirer sur des boules de verre coloré pour amuser la foule, faire comme si... Dumont prononce ensuite quelques discours dans des centres francoaméricains, demeure quelques mois au Québec après l'amnistie accordée aux «rebelles» métis en 1888, part pour le Dakota, revient à New-York, s'embarque (peut-être) pour Paris, revient au Montana où il est gravement blessé lors d'une tentative d'assassinat, avant de repasser la frontière. Solitaire, taciturne même, il se construit un cabanon de bois rond sur la terre d'un parent à Bellevue et passe son temps à pêcher et à chasser. C'est là qu'il meurt subitement, au retour d'une expédition de chasse, le samedi 19 mai 1906. (renseignements: George Woodcock, Gabriel Dumont. Le chef des Métis et sa patrie perdue, VLB éditeur, Montréal, 1986; dossier Gabriel Dumont aux Archives provinciales) |
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