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Société historique de la Saskatchewan

Des gens

François-Xavier dit Batoche Letendre

Les Letendre ne sont pas les derniers venus dans l'Ouest canadien. La Nouvelle-France n'avait pas encore été conquise qu'au moins un d'entre eux avait déjà signé un engagement pour la traite des fourrures dans les pays au-delà du lac Supérieur. On sait de façon certaine que Jean-Baptiste dit Batoche Letendre, un «homme libre», est interprète au Fort-des-Prairies, sur le site actuel d'Edmonton, en 1804. Il a épousé une Indienne crie «à la mode du pays» et il prend du service avec l'une ou l'autre des compagnies de traite ou avec un traiteur indépendant, à son gré. Son fils Louison épouse une Métisse, Marie Hallet.
C'est de ce mariage que naît François-Xavier en 1841, peut-être sur la prairie, lors d'une des grandes chasses annuelles au bison. Le port d'attache de la famille est à cette époque la Rivière-Rouge, mais l'ampleur du commerce de la fourrure et la présence d'un bon nombre de Métis occupés au charroi des marchandises, du pemmican et des pelleteries, amènent Louison Letendre à fréquenter de plus en plus assidûment la contrée qui s'étend entre la rivière Saskatchewan-Nord et la «Fourche des Gros-Ventres», la Saskatchewan-Sud. Ses trois fils l'accompagnent régulièrement sur les pistes. Il est raisonnable de supposer que François-Xavier ne fréquente que très sporadiquement l'école, ou même pas du tout, car il n'écrit ni le français ni l'anglais – les lit-il? – quoiqu'il sache apparemment écrire le cri à l'aide des caractères syllabiques créés par les missionnaires protestants et catholiques. Sa langue habituelle, c'est le michif, mélange de cri et de français, idiome du commerce et des échanges dans tout l'Ouest.

Dès le début des années 1860, la famille Letendre hiverne et se livre à la traite des fourrures dans la région du Fort-à-la-Corne, situé au confluent des deux branches de la rivière Saskatchewan. En 1863, François-Xavier épouse Marguerite Parenteau à Saint-Norbert au Manitoba. On sait peu de choses sur ses activités durant cette période-là. Il aurait eu, a-t-on des raisons de croire, un petit magasin ou un poste de traite dans les environs du Fort Carlton, halte importante sur la piste d'Edmonton. Mais la famille revient passer quelque temps chaque année à la Rivière-Rouge. Que dire de cette existence: dure, certes, mais quelle liberté!

Après les troubles du Manitoba en 1870 et l'admission de la province dans la Confédération, bon nombre de Métis préfèrent s'exiler plus loin vers l'Ouest, où le mode de vie traditionnel est encore possible. Mais même là, seuls les inconscients ne voient pas que ce n'est qu'un sursis... qu'il faudra en venir à accepter un mode de vie sédentaire car les derniers troupeaux de bisons s'épuisent. C'est pourquoi les Métis fondent l'établissement permanent de Saint-Laurent-de-Grandin en 1874; François-Xavier, lui, préfère construire une résidence et un magasin à six ou sept kilomètres plus au sud, au gué de la piste de Carlton et au croisement de plusieurs autres pistes qui montent vers le nord ou s'allongent vers le Montana. Il organise aussi un service de traversier, à un endroit bientôt connu sous le nom de «Traverse à Batoche». Toute cette région vient d'être arpentée en «lots de rivière» qui mesurent, selon l'usage du Québec et de la Rivière Rouge, dix chaînes de largeur (soit 660 pieds) sur deux milles de profondeur. «Monsieur Batoche» s'en réserve huit ou neuf près de sa traverse et cet embryon de village devient en quelques années le centre nerveux de l'une des plus impressionnantes entreprises de traite de tout le Nord-Ouest; en plus de son poste à Batoche, François-Xavier possède des dépôts et des magasins au Fort-à-la-Corne, à la Rivière-à-la-Carotte, à Stony Creek et au Lac aux Grenouilles. De longs convois de charrettes relient les postes entre eux et avec le Fort Garry, plaque tournante du trafic commercial entre le Nord-Ouest et les États-Unis.

François-Xavier a maintenant atteint une belle aisance. Pour abriter sa nombreuse progéniture – il aura treize enfants en tout mais plusieurs mourront assez jeunes – il charge un charpentier-menuisier canadien français arrivé de fraîche date, Ludger Gareau, de lui construire une grande maison. Il ne regarde pas à la dépense: solage en pierre des champs, bâtiment de bois rond à deux étages, revêtement extérieur en planches, galerie couverte à l'avant, cuisine d'été à l'arrière, boiseries de la meilleure qualité. Elle coûtera en tout et pour tout 5500 $, somme faramineuse pour l'époque.

Petit à petit, un village se développe sur un de ses lots, qu'il a subdivisé et qu'il vend aux marchands et aux artisans désireux de s'installer à un carrefour important des pistes qui sillonnent le Nord-Ouest. Il arrondit encore davantage sa fortune et l'on soutient que la valeur de ses terres, de ses autres propriétés et de son roulant dépasse les 75 000 $. Chef de file et porte-parole de ses concitoyens, il accueille tous les dignitaires de passage. Il appuie généreusement la création d'une paroisse et la construction d'une chapelle au début des années 1880 et promet de subvenir aux besoins du missionnaire, le père Valentin Végreville, pendant une année entière.

Un profond malaise agite le district vers le milieu des années 1880. Les Indiens sont acculés à la famine par la disparition des derniers troupeaux de bison et, par mesure d'économie, leurs rations viennent d'être réduites par Ottawa. Les Métis, déjà appauvris par la perte de contrats de frétage après la construction du chemin de fer du Canadien Pacifique, craignent d'être soit dépossédés de leurs terres, soit forcés de payer des taxes sur leurs propriétés. Les Blancs de la région, après plusieurs mauvaises récoltes d'affilée, ont vu disparaître leurs derniers rêves de richesse lorsque le chemin de fer a été construit à plusieurs centaines de kilomètres au sud du tracé longtemps tenu pour définitif et qui les aurait avantagés. Malgré les avertissements répétés des missionnaires, le gouvernement d'Ottawa continue à faire la sourde oreille. Arrogance? Inconscience? Impotence? Qu'importe puisque le résultat est le même. La révolte ne pouvait pas ne pas éclater. Malheureusement pour les Métis...

Il est évident que Monsieur Batoche n'appuie point l'insurrection armée: sa mentalité de marchand, qui a tout à perdre et rien à gagner dans ce genre d'aventures, le lui interdit. Il s'éloigne donc avec une partie de sa famille dès octobre 1884 pour la traite d'hiver au Fort-à-la-Corne. Il n'en reviendra qu'une fois la tourmente passée, en mai de l'année suivante. Pourtant, certains soutiennent que bon nombre des armes des Métis viennent de ses magasins, et que Monsieur Batoche les leur a remises volontairement. Ce qui est certain, c'est que son frère André est parmi les meneurs et qu'il mourra dans les tranchées de Batoche.

François-Xavier a presque tout perdu à son magasin de Batoche; ce qui n'a pas été pillé par les Métis a été détruit – pour le simple plaisir de détruire – par les troupes d'un Middleton si peu à la hauteur de la tâche qu'il ne peut même pas retenir ses soldats déchaînés. Une bonne partie de son bétail a aussi été abattu pour nourrir l'armée et sa magnifique maison a été lourdement endommagée, son beau mobilier débité pour chauffer le poêle. Il estime ses pertes à plus de 30 000 $, mais il n'en recevra guère plus de la moitié sous forme de compensation du gouvernement.

Monsieur Batoche fait néanmoins réparer sa résidence et son magasin, et il reprend le commerce. Toutefois, l'économie de la région se remet très lentement et les affaires sont loin d'être aussi bonnes qu'avant. Au début des années 1890, il établit un ranch dans la région d'Alvena, à une trentaine de kilomètres au sud-est du village de Batoche et il y fait construire une maison, plus modeste que l'ancienne. En 1895, il vend sa résidence de Batoche à la Police à cheval du Nord-Ouest, qui la transforme en baraquements pour le détachement de l'endroit.

François-Xavier dit Batoche Letendre meurt de «consomption» en 1901, à peu près en même temps que trois de ses filles; son épouse lui survit jusqu'en 1937.

(renseignements: Diane Payment, «Monsieur Batoche», Saskatchewan History, vol. XXXII, n° 3, p. 81-103)





 
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