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Ferdinand-Alphonse Turgeon

Ferdinand-Alphonse Turgeon
Ferdinand-Alphonse Turgeon (Archives de la Saskatchewan)
Dans la lutte pour la préservation de leurs droits scolaires, les franco-catholiques de la Saskatchewan n'ont pas eu de représentant plus habile et d'allié plus précieux que William Ferdinand-Alphonse Turgeon, deuxième procureur général de la Saskatchewan.
Né au Petit-Rocher, près de Bathurst au Nouveau-Brunswick le 3 juin 1877, Alphonse Turgeon habite New York avec sa famille jusqu'en 1893. Le jeune homme revient au Canada à l'âge de seize ans, afin de terminer son cours classique au Collège de Lévis. Il reçoit ensuite, comme son père avant lui, le diplôme de bachelier ès arts de l'Université Laval au printemps de 1900. Il s'est déjà fait remarquer par ses talents d'orateur. Tenté par une carrière en droit, il fait son apprentissage chez un avoué de Saint-Jean, dans sa province natale. Son père, Onésiphore, maintenant veuf, est revenu au Nouveau-Brunswick et s'est lancé dans le journalisme et la politique. Libéral influent et député à la Chambre des communes, il s'en remet aux bons offices de son ami Sir Charles Fitzpatrick, solliciteur général dans le cabinet de Sir Wilfrid Laurier, pour faire avancer la carrière de son fils.

Sir Charles accorde au jeune avocat toutes les recommandations utiles pour lui permettre d'ouvrir une étude à Prince-Albert, dans le territoire de la Saskatchewan. À cette époque, Prince-Albert est le siège de la Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest. Arrivé avec son épouse en mars 1903, Alphonse Turgeon plaide et gagne sa première cause importante devant la Cour suprême dès le mois de juin. L'avocat de l'accusation, John Henderson Lamont, impressionné par les qualités évidentes de son jeune vis-à-vis, lui communique une offre d'association, aussitôt acceptée.

Alphonse Turgeon se trouve ainsi propulsé dans la politique active et aux premiers rangs des forces libérales. Son associé Lamont est élu député fédéral pour le comté de la Saskatchewan en novembre 1904. Il succède à Thomas O. Davis qui vient d'être nommé sénateur et qui contrôle la «machine libérale» en Saskatchewan: le nouveau sénateur est l'un de ceux qui surveillent de près la carrière politique d'Alphonse Turgeon. Le jeune avocat se lie aussi d'amitié avec l'évêque de Prince-Albert, Mgr Albert Pascal, lui-même de tendance libérale. C'est donc dire qu'il a des appuis en haut lieu. Il devient en peu de temps le chef de l'organisation libérale du comté de Prince-Albert. Lorsque la Saskatchewan devient une province en 1905, Turgeon fait élire son associé J.H. Lamont à l'Assemblée législative provinciale.

Lamont est immédiatement nommé procureur général de la province: c'était le prix attaché à son retrait de la politique fédérale. En 1907, il accède au poste de juge de la Cour suprême de la Saskatchewan. Un problème de taille confronte alors le premier ministre Walter Scott: il n'existe parmi les députés aucun avocat compétent pour succéder à Lamont. Il voudrait aussi s'assurer le vote des catholiques et, si possible, celui de la minorité de langue française. Mais alors, existe-t-il meilleur candidat que ce jeune avocat de Prince-Albert dont on dit tant de bien et qui se nomme Alphonse Turgeon?

Scott le nomme procureur général de la province le 24 septembre 1907, et ce, dix-huit jours avant son élection dans le comté de Prince-Albert City. C'est le début d'une carrière relativement brève, 13 ans à peine, mais extraordinairement féconde. Tous sont aujourd'hui unanimes à reconnaître la vigueur avec laquelle le jeune procureur général poursuit la tâche de rédiger le corpus des lois devant donner une direction générale à l'évolution de la province. On lui doit entre autres les lois sur le système provincial de téléphone, sur la création de l'université de la Saskatchewan et sur le système coopératif d'élévateurs à grain. Alphonse Turgeon sera aussi secrétaire provincial d'août 1912 à mai 1918. Ce sont plutôt ses rapports avec l'élément de langue française qui retiennent ici l'attention.

La période est critique pour la minorité franco-catholique, surtout au plan de l'enseignement. Lors du débat sur l'Acte de la Saskatchewan à la Chambre des communes, Sir Wilfrid Laurier a été forcé d'accepter un article sanctionnant l'ordonnance territoriale de 1901 sur l'instruction publique. La primauté de l'anglais est ainsi reconnue, mais l'enseignement d'un «cours primaire en français», l'usage du français comme langue d'enseignement une heure par jour et la formation religieuse durant la dernière demi-heure de l'après-midi constituent des composantes intangibles, du moins le croit-on, de cette loi. Or, il revient au procureur général de chaque province de déterminer la portée des lois. En 1911, Turgeon est appelé à définir le concept de «cours primaire en français». Il appartient aux commissaires d'école, suggère-t-il, d'en fixer la durée, à condition qu'ils prennent soin de réserver une part suffisante à l'enseignement de l'anglais.

Mais les premiers revers de la Grande Guerre amènent de l'eau au moulin des «nativistes» qui veulent faire du système d'instruction publique le grand outil d'assimilation linguistique et culturelle. Regroupés sous la bannière «Un Roi, un Pays, une Langue», ils prétendent angliciser le pays pour le rendre digne des sacrifices consentis par la fleur de la jeunesse canadienne sur les champs de bataille européens. Si un tel raisonnement peut aujourd'hui nous paraître confus, sinon puéril, il n'en constitue pas moins à cette époque toute l'étendue de la réflexion d'une bonne partie de la population. Afin de prendre de vitesse la faction adverse et ainsi minimiser les dégâts, le cabinet Scott restreint à l'automne de 1914 l'enseignement en français aux deux premières années du cours primaire, sans abolir l'heure de français dans les autres années. L'élément franco-catholique s'accorde à dire que, dans les circonstances, ces dispositions ne sont pas déraisonnables.

Ferdinand-Alphonse Turgeon
L'Honorable F.-A. Turgeon, procureur général de la Saskatchewan (Archives de la Saskatchewan)
L'influence du procureur général se fait aussi sentir, discrètement il va sans dire, lorsqu'il s'agit d'obtenir des brevets d'enseignement pour des instituteurs ou institutrices catholiques de langue française ou de faire nommer un inspecteur d'école.

Pourtant, les tensions linguistiques et religieuses continuent à s'aggraver à mesure que les armées s'enlisent dans les tranchées et que la résistance du Québec à la conscription se raffermit. Le gouvernement, soucieux de ne pas s'aliéner le vote des minorités sur lequel il compte pour se maintenir au pouvoir, temporise du mieux qu'il peut. Mais à l'été de 1918, il devient évident que l'abolition de l'enseignement en «langue étrangère» est la seule issue possible.

Turgeon, pour marquer sa désapprobation, contemple la possibilité d'accepter un poste à la Cour du Banc du Roi, mais sur les instances de Mgr Mathieu, il demeure dans le cabinet Martin. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'on lui offre un poste de juge; dès 1910, par suite de la démission du juge Prendergast de la Cour suprême, il avait refusé l'honneur de lui succéder à titre de juge de langue française, prétextant qu'à 33 ans, il était encore trop jeune. Après des négociations acharnées, le procureur général et ses alliés arrachent au premier ministre Martin la promesse d'un compromis: seule la première année pourra dorénavant être enseignée en français, mais l'heure quotidienne de français sera maintenue. Turgeon sait bien qu'il vient d'entériner, au printemps, l'usage du français lors de la demi-heure d'enseignement religieux. Une heure et demie par jour en tout, c'est peu, mais à considérer le sort réservé aux Ruthènes et aux Allemands, c'est déjà beaucoup. On s'en contentera. Et ce sera à l'A.C.F.C. de voir à ce que ces 90 minutes soient employées à bon escient.

Ferdinand-Alphonse Turgeon est las de la politique et il aspire au calme d'une salle d'audience; il est nommé à la Cour d'Appel de la Saskatchewan le 13 mars 1921 et se taille une réputation de juriste hors-pair avant de devenir juge-en-chef de la Saskatchewan en 1938, poste qu'il conserve jusqu'en 1941.

Turgeon a maintenant 64 ans et, à l'âge où devrait normalement l'attendre une retraite bien méritée, il accepte l'invitation du gouvernement canadien de se joindre au corps diplomatique. Successivement ambassadeur en Argentine, au Chili, au Mexique, en Belgique, en Irlande et au Portugal, il représente son pays jusqu'à ce que l'âge le force à prendre sa retraite en 1956, à la veille de son 80e anniversaire de naissance. En plus de parler couramment le français et l'anglais, il a appris à converser avec facilité en espagnol et en allemand.

Il a aussi la distinction d'avoir mené ou formé à lui seul le plus grand nombre de commissions royales d'enquête au Canada, soit douze en tout. Sa formation supérieure et sa discipline intellectuelle remarquable lui permettent de rédiger des rapports clairs sur des questions variées, depuis le commerce international des grains jusqu'à l'exploitation de la houille en Saskatchewan, en passant par les transports ferroviaires, le transfert des richesses naturelles aux provinces, l'industrie des textiles et les accidents de travail.

William Ferdinand-Alphonse Turgeon meurt à Prince-Albert le 11 janvier 1969, à l'âge de 91 ans.

(renseignements: Pierre Morrissette, W.-F.-A. Turgeon, thèse de maîtrise, Université de Regina; La Liberté et le Patriote, 15 janvier 1969, p. 1; Regina Leader-Post, 13 janvier 1969, p. 1)





 
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