Des histoiresDans la prairie canadienneAu printemps de 1910, un jeune Français, Gaston Giscard, s'embarque au Havre dans l'intention de rejoindre l'abbé Paul Esquirol, un prêtre établi à Jackfish en Saskatchewan et qu'il a connu dans son pays natal. Giscard a 24 ans et le goût de l'aventure. Après quelques mois passés à travailler sur une ferme, il commence à «casser» sa terre à la toute fin de l'été. Comme son homestead est trop pierreux, il l'abandonne et loue une terre en 1911 en même temps qu'il commence à mettre en valeur une autre concession située à environ 75 kilomètres de sa terre louée. Les récoltes sont bonnes et il séjourne en France durant l'hiver de 1911-1912. Au mois de mars suivant, il est de retour en Saskatchewan et il décide d'établir un petit magasin pour servir les colons des environs ainsi que les Indiens des réserves avoisinantes. Dans ses mémoires, intitulées Dans la prairie canadienne, il décrit de façon pittoresque le rituel de l'Indien qui achète des provisions: «Je reçois toutes les semaines la visite de plusieurs Peaux-Rouges, venant acheter de la camelote, en échange de leurs fourrures. En général, ils ne sont jamais seuls, toute la famille suit. Ils sont curieux à observer. Il ne faut jamais être pressé avec eux. S'ils sont plusieurs, ils s'accroupissent par terre, les jambes croisées, à la manière indienne, et ils attendent. Je trouve très agréable de commercer avec eux. Si l'on est loyal et honnête, on s'en fait des clients fidèles et souvent des amis. «Voici comment se traitent les affaires avec eux. Très souvent, l'Indien apporte des peaux en paiement. Avant d'acheter, il faut vendre. Au bout d'un certain moment, l'un prend un ballot, le déplie et montre des peaux. Suivant l'espèce: rats musqués, pour la plupart, renards, hermines, skunks, loups, je donne un prix. Nous sommes fixés journellement, par les journaux, sur les cours de la fourrure pratiqués à Chicago, Saint-Paul, Minneapolis, les grands marchés de la fourrure aux États-Unis. Il ne faut essayer de rouler le Peau-Rouge, sans quoi il referme son paquet et s'en va ailleurs. Si l'on est d'accord sur le prix, on compte les peaux et l'on fait le total. Il est rare que, parmi les Peaux-Rouges, il ne s'en trouve pas un au sang plus ou moins mêlé, baragouinant quelques mots d'anglais, pour faciliter les opérations. Au début, c'est moi-même qui confondais la prononciation similaire de fifteen et fifty. L'erreur une fois réglée, mes affaires s'en sont trouvées améliorées. Le décompte fait, je donne à l'Indien les dollars convenus et c'est ici que l'affaire devient comique. Le Peau-Rouge commence à faire le tour du magasin, contemplant longuement, touche un objet pour savoir le prix et une fois le prix énoncé, il tend un des plus gros billets qu'il vient de recevoir, et on lui rend la monnaie. Pour chaque objet, il fait de même et continue par les plus chers: farine, lard fumé, graisse, thé, sucre, tabac. Après chaque objet acheté, il paie: l'addition dépasse son entendement. Quand il ne lui reste que quelques dollars, si le prix dépasse ses disponibilités, il se rabat sur un autre objet moins cher. Pour finir, invariablement il échange la menue monnaie contre des bonbons. Chaque Indien présent fait de même. «Ces Peaux-Rouges vivent en nomades, changeant de camp, suivant les possibilités de pêche et de chasse. Ils reculent toujours plus vers le nord, chassés par la civilisation qui envahit leurs territoires. Ils se sentent définitivement vaincus par le Blanc, et cela fait pitié de voir cette noble race dépossédée de toutes ses richesses, en vertu de la loi du plus fort. «Le Gouvernement a bien essayé de les fixer en ouvrant des écoles indiennes, tenues en général par des représentants de diverses religions, en leur apprenant la culture, en leur donnant même au besoin des outils agricoles, du bétail; mais dès qu'ils reprennent le large, l'atavisme reprend le dessus. On ne pourra jamais domestiquer cette race. Exactement comme si l'on voulait parquer dans une belle ville nos Romanichels. Ils préfèrent leur roulotte, la route, le grand air, la liberté.» (tiré de Gaston Giscard, «Dans la prairie canadienne», Canadian Plains Studies, CPRC, Régina, 1982, p. 52-53) |
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