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Société de la Saskatchewan
Société historique de la Saskatchewan

Des histoires

D'amour et de guerre...

Quiconque se penche sur de vieilles cartes cadastrales de la Saskatchewan ne peut que s'étonner du nombre de noms français. Ces toponymes désignent souvent des hameaux ou de simples bureaux de poste perdus au milieu de la prairie. Au début des années 1920, on note par exemple des noms comme Bélanger, Cuvier, Lacordaire, Nobleville, Villefranche et - l'orthographe déroute - Damour. Damour?
L'imagination aidant, on pourrait supposer qu'un colon venu d'un pays lointain, forcé par un destin cruel ou des parents insensibles de quitter à jamais sa bien-aimée, y soit mort d'amour. Mais la réalité est habituellement beaucoup plus banale et, dans le cas présent, elle a une touche franchement ironique. Si ce hameau porte un tel nom, c'est moins à cause d'une tendre histoire d'amour que d'une triste guerre!

Les collines du Thickwood forcent la branche nord de la rivière Saskatchewan à décrire une longue boucle entre la frontière albertaine et Prince-Albert. Le Coteau du Missouri marque leur limite orientale et domine d'environ 275 mètres une vaste plaine qui s'étend jusqu'à la rivière Saskatchewan et au-delà. C'est justement au pied de ce coteau qu'est situé Damour. Entre 1903 et 1908, le gouvernement fait arpenter le district et l'ouvre graduellement à la colonisation. Mais personne ne s'y intéresse, car on trouve encore des terrains libres dans la plaine de Leask, un peu à l'est. En 1910 arrive finalement celui qui va donner son nom au district.

Selon les dispositions de la Loi sur les Terres du Dominion, les nouveaux arrivants ont droit, d'emblée, à un «carreau» gratuit de 160 acres - c'est le homestead - pour lequel ils versent les frais d'inscription de 10 $. Ils peuvent aussi acheter un carreau en préemption adjacent au homestead ou encore un «homestead acheté», situé au plus à neuf milles de distance. Le prix se situe généralement aux environs de 3 $ l'acre. Il est donc possible de s'établir sur une demi-section de belle terre pour 500 $, soit 20 $ pour les frais d'inscription des deux terres et 480 $ pour les 160 acres du deuxième terrain. Si les conditions sont généreuses pour le colon ordinaire, elles le sont encore plus pour les volontaires canadiens qui ont servi dans les troupes de Sa Majesté britannique durant la guerre des Boers entre 1899 et 1902. Le Parlement canadien vote en 1908 la Loi autorisant une gratification aux volontaires qui ont servi la Couronne dans le Sud-Africain (ouf!). Les soldats et les infirmières domiciliés au Canada reçoivent un certificat, ou scrip, donnant droit à un homestead absolument gratuit de 320 acres dans l'Ouest. Pour en obtenir les lettres patentes, ils n'ont qu'à respecter les conditions habituelles, soit trois années de résidence et la mise en culture de quelques acres. Mais ils doivent se hâter, car les certificats ne sont valides que jusqu'au 31 décembre 1910. Le 20 juin 1910, un certain Gustave-Philippe D'Amour remet son certificat à l'agent des Terres du Dominion à Prince-Albert et il signe en plus une formule d'entrée de homestead. Quelle aubaine pour un simple trait de plume! Trois quarts de section, soit 480 acres, pour la somme totale de 10 $; tout ce terrain revient à peine à 2 cents l'acre. D'Amour a choisi trois carreaux adjacents qui entourent presque complètement le bras ouest d'un petit lac à une dizaine de kilomètres au nord-ouest de la mission catholique indienne d'Aldina.

Que sait-on sur cet homme? À vrai dire peu de choses, sauf qu'il a eu une vie passablement mouvementée. Québécois de naissance, il appartient à une famille aisée, mais dès l'âge de 15 ou 16 ans, il s'enrôle dans les Royal Canadian Dragoons à la citadelle de Québec en 1882. Après 15 années de service dans l'armée, il est accepté dans la Police à cheval du Nord-Ouest à l'été de 1897. La période réglementaire d'engagement est à cette époque de cinq ans, sauf dans le Grand Nord où elle n'est que de deux ans, étant donné les conditions pénibles. D'Amour sert donc au Yukon jusqu'au début de 1900, alors qu'il s'enrôle dans le Strathcona Horse, en partance pour l'Afrique du Sud. Il y mérite la médaille d'honneur de la Reine. Dès son retour au Canada, il se rengage dans la Police à cheval, d'abord en juin 1901, puis en juin 1904 et enfin en décembre 1905. Pour des raisons inconnues, il achète son retour à la vie civile - comme c'est la coutume à l'époque - pour 60 $ un an et demi plus tard. On ignore ses activités entre ce moment et son arrivée en Saskatchewan en 1910. Il se rengagera une dernière fois dans la Police à cheval en avril 1912, avant d'être renvoyé un an plus tard pour n'avoir pas réussi, semble-t-il, à réprimer le trafic de l'alcool à Saint-Paul-des-Métis.

On peut se demander pour quelles raisons D'Amour a choisi des terres dans cette région mi-boisée. Il y a d'abord le fait que, déjà à cette époque, il n'est pas facile de trouver trois carreaux adjacents encore libres dans le reste de la province. On peut aussi supposer qu'il en ait entendu parler par d'autres policiers ayant emprunté la piste de Carlton-Fort Pitt ou celle de Carlton-Green Lake. Il se pourrait aussi qu'il ait voulu se lancer dans l'élevage du bétail et qu'il ait eu besoin d'un point d'eau sûr. Il faut se rappeler que pour obtenir les lettres patentes d'un homestead, on était tenu de casser une dizaine d'acres chaque année pendant trois années consécutives, mais que ceux qui se livraient à l'élevage sur des terres jugées marginales par un inspecteur du gouvernement étaient en partie ou en entier exemptés de cette obligation. Compte tenu de son passé aventureux, il est raisonnable de penser que D'Amour n'avait pas l'âme d'un cultivateur et qu'il avait pris les trois carreaux de terre dans le seul but de les revendre sitôt après en avoir obtenu les lettres patentes.

Quoi qu'il en soit, Gustave-Philippe D'Amour abandonne ses 480 acres de terre moins d'un an plus tard, le 27 avril 1911. Il indique que des «raisons personnelles» motivent son abandon. Il quitte alors le district pour ne plus jamais y revenir.

Le nom de D'Amour aurait bien pu disparaître complètement, si ce n'est du fait que les habitants du district avaient donné son nom au lac près duquel il s'était établi. Ce nom fut ensuite donné à un bureau de poste établi en 1923; l'apostrophe, il faut croire, sauta au fil des correspondances avec le ministère des Postes. Dans plusieurs autres coins de la province, l'usage populaire commémore ainsi le passage d'un pionnier depuis longtemps disparu, on n'a qu'à penser au «côteau Martin» à Saint-Isidore-de-Bellevue.

Mais qu'arriva-t-il aux certificats des volontaires en Afrique du Sud? Comme ils étaient transférables, ils acquirent vite une valeur marchande. Plusieurs bénéficiaires les cédèrent, souvent à bas prix dans les vapeurs de l'alcool, à des spéculateurs qui les revendirent à profit. On estime ainsi que la moitié des certificats passèrent entre les mains de spéculateurs moins d'un an après leur distribution aux anciens soldats. Conformément aux désirs exprimés par les anciens combattants, le gouvernement poussa la date limite pour le choix des terres jusqu'au 31 octobre 1913. Pour mettre fin aux pires excès des spéculateurs, il décida en 1912 d'accorder au destinataire original du certificat la possibilité de le lui revendre pour la somme de 500 $. L'offre prenait fin le 31 décembre 1914. En tout et pour tout, 298 certificats furent décernés, représentant près de deux millions et demi d'acres de terre gratuite. À peine 65 anciens combattants choisirent d'accepter l'offre de 500 $, et sept certificats ne furent jamais ni échangés contre une terre ni revendus au gouvernement.

(adapté du dossier D'Amour, Archives Publiques du Canada, Section des archives militaires et d'État)





 
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