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Société historique de la Saskatchewan

Des histoires

Cathédrale des blés

La cathédrale de Gravelbourg dresse très haut au milieu d'un océan de blé ses deux tours blanches. Elle constitue le temoignage permanent de la volonté de l'épiscopat de former une enclave franco-catholique au sud-ouest de la Saskatchewan. Mais sa construction fut à la source de tiraillements laissant paraître les tensions qui travaillaient la jeune population.
La cathédrale de Gravelbourg
La cathédrale de Gravelbourg (Archives de la Saskatchewan)
De telles tensions étaient apparentes dans la majorité des villages de la province, où des gens venus de différents milieux se voyaient forcés de créer ensemble, en moins d'une génération, tout ce qui avait ailleurs nécessité des siècles d'une lente genèse. Néanmoins, grâce au génie d'un prêtre français, cette église est aujourd'hui l'une des plus élégantes de tout le Canada. Pour comprendre son histoire, il faut suivre plusieurs pistes.

L'archevêque de Saint-Boniface, Mgr Adélard Langevin, s'inquiétait du grand courant d'immigration qui se précisait à l'aurore de notre siècle. Il en redoutait surtout les conséquences. La minorité franco-catholique de l'Ouest risquait d'être submergée. Il forma donc le projet de lancer une série de centres français le long de la frontiere américaine, de Weyburn aux Rocheuses, toujours un pas en avant de la marée d'immigrants. Une fois les meilleures terres prises par des franco-catholiques, il serait plus facile de peupler toute cette zone de colons de sang français et de créer un petit Québec dans les Prairies.

Lorsque le curé de Cantal, l'abbé Alphonse Lemieux, est nommé à Saint-Ignace-des-Saules (c'est-à-dire Willow-Bunch) en avril 1905, plusieurs paroissiens l'accompagnent jusqu'à sa nouvelle cure dans le but d'explorer la région et, peut-être, de s'y établir. Les terres moutonnantes ne leur plaisent guère mais des Métis leur affirment qu'une large plaine s'étend aux abords de la rivière La Vieille, à trois jours de marche vers le nord-ouest. Un Bois-Brûlé accepte de les y mener. La fertilité du terrain est évidente et une vingtaine de colons s'y installent dès l'été de 1906. Ce sont les débuts de Gravelbourg. Un missionnaire français, l'abbé Marie-Albert Royer, lui aussi gagné par les évidentes possibilités d'avenir du district, y séjourne déjà. Il a en vue d'y établir une paroisse, malgré l'ordre formel de son archevêque d'aller se fixer plus loin vers l'ouest. C'est que Mgr Langevin a d'autres plans en tête pour cette région. Il voudrait qu'un prêtre canadien français exerçant son ministère à New-York depuis 1892, l'abbé Louis-Pierre Gravel, vienne y déployer ses considérables talents et travaille en même temps au rapatriement des Franco-Américains.

L'archevêque, pensez bien, ne l'a pas choisi au hasard. Il sait que l'abbé Gravel a des relations. Et quelles relations! À commencer par le premier ministre du pays, Sir Wilfrid Laurier, duquel il a longtemps été le voisin à Arthabaska, sans parler de Rodolphe Lemieux, ministre des Postes et du Travail, un de ses anciens condisciples au Collège de Nicolet. Et puis, ce qui ne gâte rien, l'abbé parle couramment les deux langues, il est dans la force de l'âge, il a de la prestance et de l'entregent.

À l'été de 1906, l'abbé Gravel vient explorer la région de La Vieille en compagnie de son frère Émile. Le père Zacharie Lacasse, un Oblat attaché à l'archevêché, lui propose de fonder une paroisse et de «déposer le germe d'autres futures paroisses dans une zone très fertile». Afin de mener le projet à bien, l'abbé Gravel s'installe à Moose Jaw, où se trouve le plus proche bureau des Terres du Dominion. Grâce à ses relations, il obtient la nomination d'un agent de langue française à ce bureau, d'un second au bureau de Swift Current, ainsi que l'envoi d'une équipe de geomètres pour l'arpentage de quatre cantons le long de La Vieille. Ces cantons seront réservés à des colons de langue française. Le 22 février 1907, Louis-Pierre Gravel est officiellement nommé missionnaire-colonisateur. Pendant cinq ans, il voyagera beaucoup, retournant régulièrement dans l'Est pour y recruter de nouveaux colons. Le mois suivant, le gouvernement accorde un bureau de poste à la population appelée à connaître une croissance marquée durant la saison de culture qui approche. L'arrondissement reçoit le nom de Gravelbourg et Émile Gravel est nommé premier maître de poste. Pendant ce temps, l'abbé Gravel ne néglige pas le côté politique de l'entreprise. Il fait la connaissance du député fédéral de la circonscription, William Erskine Knowles, et du député provincial, John Albert Sheppard, deux Libéraux bon teint comme lui.

La deuxième église
La deuxième église de Gravelbourg, vers 1920 (Western Canada Pictorial Index)
Quelques centaines de franco-catholiques habitent maintenant le district et il est temps de nommer un curé résidant. Un jeune prêtre, l'abbé Arthur Magnan, est désigné au début de septembre 1907. Le 15 du mois, les syndics se réunissent afin de préparer la construction d'une maison-chapelle, à peu près à l'endroit où se dresse aujourd'hui le Collège Mathieu. Mgr Langevin leur en accorde la permission quelques jours plus tard et donne à la paroisse le vocable de Sainte-Philomène. Dans le compte rendu soumis à l'approbation de l'archevêque, les syndics affirment que la population de Gravelbourg n'est pas et n'a «jamais été en désaccord ( ... ) au sujet d'une église». S'ils tiennent tant à le nier, c'est justement parce qu'il y a des tiraillements et que la nouvelle en est déjà parvenue aux oreilles du prélat.

Des colons de la première heure, établis à sept ou huit kilomètres à l'ouest du site choisi pour la maison-chapelle, veulent que l'église soit construite sur leurs terres. L'endroit est plus commode pour l'important contingent établi là-bas. Mais ils essuient un refus sec de l'archevêché et, dépités, plusieurs choisissent d'aller bâtir maison dans un autre district.

Les syndics ont résolu d'effectuer le charroi du bois de construction le plus tôt possible. Il faut aller le chercher à Mortlach, sur la ligne principale du Canadien Pacifique. C'est une expédition de trois jours. Pendant ce temps, le curé Magnan continue de dire la messe sous la tente. Au creux de l'hiver, il loge chez un paroissien et y célèbre les offices religieux, avant de retourner sous la tente sitôt le printemps revenu. À la fin mai, nous sommes maintenant en 1908, on commence à creuser le soubassement. Du 8 juin au 17 juillet, on lève le carré et on termine la maison-chapelle; le curé s'y installe aussitôt. Toute peinte de blanc, elle reçoit le nom de Maison Blanche.

La population continue à augmenter; mais les progrès sont lents, car il faut encore livrer le blé à une bonne distance. Cela gruge une partie des profits et nécessite de pénibles déplacements en hiver. Ce n'est qu'au moment de la récolte de 1913 que la voie du Canadian Northern atteint Gravelbourg.

Entretemps, le diocèse de Regina est formé le 4 mars 1910. Le 31 juillet 1911, après une escarmouche disgracieuse entre catholiques de langue anglaise et de langue française, Olivier-Elzéar Mathieu est nommé premier évêque de Regina. La charité chrétienne est une belle qualité, mais combien difficile à pratiquer!

En 1912, il faut penser à la construction d'une église plus vaste et, le 1er septembre, les syndics entament les discussions. En février 1913, ils chargent le curé Magnan d'aller consulter un architecte de Regina. Le 15 juin, après mûres réflexions, la décision est prise: on vendra la chapelle actuelle à la commission scolaire et on construira une grande église à deux pas de l'ancienne. Quinze jours après, on commence à creuser le soubassement.

Au cours de l'été, Mgr Mathieu vient effectuer sa visite pastorale et il rappelle aux paroissiens qu'il leur faut «une maison d'éducation sous la direction de bonnes religieuses» pour préserver leur langue et leur foi. Mais aucune des communautés pressenties n'a alors assez de sujets pour venir fonder une maison à Gravelbourg.

Les travaux vont bon train et, en septembre, les syndics autorisent le curé Magnan à effectuer un emprunt pour terminer l'aménagement du soubassement. Il avait été entendu qu'on y célébrerait les offices religieux jusqu'à ce qu'on puisse se permettre de construire l'église. Le contrat est signé le 1er février 1914 et les travaux sont terminés à temps pour la Noël. Le soubassement aura coûté, en tout et pour tout, la jolie somme de 18 000 $.

D'importants changements s'annoncent, qui vont venir bouleverser les plans. Mgr Langevin, le «Grand Blessé de l'Ouest», meurt en juin 1915. Rome érige alors Regina au rang de siège métropolitain et Mgr Mathieu devient archevêque, avec le prélat de Prince-Albert comme suffragant. En août, cinq soeurs de Jésus-Marie de Sillery arrivent à Gravelbourg pour faire la classe et préparer la construction d'un grand couvent.

Ce couvent, il faut le construire tout à côté de l'église, mais il faut également s'assurer d'une bonne étendue de terrain pour la cour de récréation. Les religieuses ont reçu deux offres de terrain: 30 acres du Canadian Northern à plusieurs centaines de mètres à l'ouest du site de l'église, et deux lotissements d'une compagnie foncière de Montréal, à deux pas du site actuel.

Mgr Mathieu
Son Excellence Mgr Mathieu, archevêque de Regina
Au début, Mgr Mathieu ne voit pas l'utilité d'un déplacement vers l'ouest. Mais lors d'une grande assemblée de paroisse le 17 mars 1917, il devient clair qu'il a eu le temps de peser le pour et le contre, et qu'il penche maintenant pour le nouveau site. Les francs-tenanciers de la campagne se raidissent : ils sont de loin les plus nombreux, ce sont eux qui ont en grande partie payé le soubassement et ils ne consentent pas à ce qu'on gaspille ainsi du bel argent en laissant là le soubassement et en reconstruisant plus loin. Les gens du village, eux, veulent bâtir le couvent et l'église vers le nord-ouest, plus près de la gare de chemin de fer. L'assemblée est houleuse et, à la fin, on adopte une proposition qui ne résout rien. Toujours fin diplomate, Monseigneur «congédie l'assemblée après l'avoir exhortée à la prudente pratique de la charité».

Il devient évident que sa décision est prise lorsqu'il accorde aux religieuses la permission de signer les documents pour la propriété d'un grand terrain situé à l'ouest de la grand'rue. Le vénérable prélat a d'ailleurs maintenant d'autres soucis. Il doit s'occuper de l'érection de deux collèges classiques, l'un anglais et l'autre français, pour la formation du clergé et de l'élite catholique. Mgr Mathieu ne veut absolument pas d'un collège bilingue: «le diable se met toujours là-dedans», explique-t-il. Le collège anglais sera construit à Regina, mais où donc faut-il construire le collège français?

Le pauvre curé Magnan n'est pas très à l'aise dans les questions d'argent et un séculier français, l'abbé Charles Maillard, vient le remplacer au début d'octobre 1917. Né près d'Arras en 1873, il avait cultivé son talent pour la peinture avant d'être ordonné prêtre au Manitoba en 1901. Il avait ensuite été curé de Saint-Lazare et de Wolseley.

Le curé Maillard connaît un autre art, celui de convaincre les gens sans les brusquer. Il est souple, adroit, et il aime bien bavarder. Il visite ses paroissiens tour à tour et leur tient des propos pleins de bon sens et qui flattent leur vanité naturelle. Considérons, explique-t-il, que la prospérité de notre région ne saurait faire de doute: depuis l'arrivée du chemin de fer en 1913, nous avons déjà expédié plusieurs millions de minots de grain. Pourquoi ne pas considérer les 18 000 $ déjà payés pour le soubassement de l'église comme un placement dans l'avenir du district? Offrons ce soubassement au bon monseigneur de Regina pour qu'il y érige son collège classique français – mais décidons-nous tout de suite car les gens de Ponteix font des pieds et des mains pour l'obtenir, ce collège! Nous construirons à neuf au bout de la grand'rue, là où le terrain est plus haut et le sol assez stable pour poser les fondations d'une très grande église. Et puis, sait-on jamais? Avec le temps et l'augmentation de la population, Rome pourrait bien décider de former un nouveau diocèse et alors, Gravelbourg, avec une magnifique église, un beau collège, un couvent imposant...

C'est bel et bien ce qui est décidé lors d'une assemblée générale des francs-tenanciers le 21 décembre 1917. Aux Rois, le curé Maillard part pour l'Est, où il doit consulter l'architecte J.-E. Fortin et emprunter les fonds nécessaires. L'architecte vient sur les lieux pour trouver son inspiration et dresser les plans. Il voit grand: une fois terminé, le corps principal de l'église mesurera plus de 55 mètres de longueur par 18 de largeur, atteignant 28 mètres au niveau du transept. Il aura plus de 17 mètres de hauteur au centre de la voûte et les croix au sommet des tours s'élèveront à 32 mètres. De solides poutres d'acier soutiendront la toiture, tandis que des briques de couleur pâle formeront des murs percés de hautes verrières.

Les travaux de construction débutent en juin 1918 et se poursuivent sans interruption pendant 16 mois. L'année est véritablement à marquer d'une pierre blanche, car c'est aussi en 1918 que s'achèvent les travaux au Collège catholique, bientôt connu sous le nom de Collège Mathieu, et au couvent des Soeurs de Jésus-Marie. L'église est ouverte au culte en octobre 1919 et, le 5 novembre, Mgr Mathieu vient présider à sa bénédiction solennelle.

Ce n'est pourtant encore qu'une église comme beaucoup d'autres, majestueuse certes, mais sans cachet unique. C'est l'abbé Charles Maillard qui lui donnera ce cachet. Au printemps de 1921, le prêtre-artiste reprend ses pinceaux. Il a déjà établi un plan général et complété quelques esquisses. Il veut couvrir les murs, depuis le parquet jusqu'aux corniches, ainsi que la voûte toute entière, d'une série de tableaux résumant les principaux points de l'enseignement catholique. À cette tâche, il consacrera presque une décennie.

La sacristie de l'église est le seul studio dont il dispose. Les fenêtres sont trop petites pour laisser pénétrer beaucoup de lumière naturelle; la lumière électrique y supplée. L'abbé Maillard invente un chevalet à la mesure de l'oeuvre: les énormes toiles sont soutenues par de gros rouleaux, en haut et en bas, tandis qu'un assemblage de planches, entre les deux, forme une surface rigide sur laquelle s'appuie la section de toile que l'artiste s'occupe à peindre. Lorsque ses responsabilités le lui permettent, surtout en hiver, le curé Maillard s'isole dans la sacristie. Il travaille jour et nuit sans s'arrêter, grignotant un bout de pain sur le pouce tout en mélangeant ses couleurs. Il renvoie sans ménagement ceux qui osent lui suggérer de prendre quelques heures de repos.

Le curé fait quelquefois appel à ses paroissiens pour servir de modèles; c'est ainsi que Sainte Philomène, la Sainte Vierge, Ponce Pilate et Simon le Cyrénéen, entre autres, portent des traits familiers pour les Gravelbourgeois de l'époque. Mais il préfère travailler à partir de figurines dont il possède toute une collection, apportées de France. Le travail avance tout doucement au fil des ans et finalement, en 1929, toutes les surfaces intérieures de l'église sont couvertes de tableaux et de fresques.

L'effet d'ensemble ne manque pas d'impressionner. Tout autour du sanctuaire, sept grands tableaux traitent de questions de dogme: la présentation de Jésus par le précurseur Jean-Baptiste, la promesse d'un Rédempteur faite à Adam et Eve au Paradis terrestre, la transfiguration du Christ, le Christ en croix, sa résurrection, le couronnement de la Sainte Vierge et la révélation à Pierre de sa mission de vicaire du Christ. Surplombant les tableaux, les choeurs des anges, en couleurs douces, s'animent sur les panneaux de la voûte.

Pour orner la nef, l'artiste a l'idée de peindre, à hauteur d'homme, de lourds rideaux de couleur sombre sur lesquels sont inscrits les péchés et les misères qui hantent les êtres humains durant leur vie ici-bas. Les couleurs s'éclaircissent progressivement à mesure qu'on s'élève. Au-dessus des quatorze stations du chemin de la croix, l'histoire du martyre de Sainte Philomène est racontée en huit tableaux. Sur la voûte de la nef, des légions de chérubins portent des fleurs et des banderolles.

la cathédrale de Gravelbourg
Vue de l'intérieur de la cathédrale de Gravelbourg (Archives de la Saskatchewan)
Le curé Maillard quitte la paroisse peu après avoir terminé son travail. Il s'occupe un temps à l'archevêché de Regina avant de partir pour Valleyfield, au Québec. L'abbé Gravel, lui, était mort subitement en 1926. Mgr Mathieu succombe à son tour à la maladie en 1929. Dans les campagnes, une autre génération s'apprête à reprendre des mains des pionniers les mancherons de la charrue ou, plutôt, le volant du tracteur. Mais c'est déjà la crise économique et la sécheresse des années 1930.

À la mort de Mgr Mathieu, la question de son successeur soulève bien des débats. Comme la population anglo-catholique de l'Ouest a beaucoup augmenté depuis 1910, il est évident que le nouvel archevêque de Regina doit être de sang anglais. En contrepartie, Rome accepte de créer un diocèse de langue française au sud-ouest de la Saskatchewan. Mgr Rodrigue Villeneuve devient le premier évêque de Gravelbourg et l'église si magnifiquement décorée par le curé Maillard, sa cathédrale.

Durant plusieurs décennies, Gravelbourg rayonne comme l'un des grands centres religieux, éducatifs et culturels de la province. La baisse de la pratique religieuse, la transformation du rôle du Collège Mathieu et l'exode rural assombrissent à présent quelque peu ce rayonnement. La cathédrale est aujourd'hui devenue un monument historique. Avec ses tableaux et ses fresques récemment rafraîchis, elle est l'éloquent témoignage de l'attachement de la population de la région à son patrimoine national et religieux.

(adapté du Codex historicus, aux Archives provinciales)





 
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