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Société historique de la Saskatchewan

Des gens

Benjamin Soury-Lavergne

La Première Guerre mondiale a marqué la fin du grand mouvement de migration depuis l'Europe vers les plaines à blé de l'Ouest canadien. Le nombre de Français venus s'installer en Saskatchewan une fois la paix signée fut presque négligeable. Qui plus est, plusieurs centaines de colons français quittèrent la province pour rejoindre leur régiment dès l'ouverture des hostilités: bon nombre furent tués ou gravement blessés sur les champs de bataille, d'autres choisirent de demeurer en France après la démobilisation, d'autres encore laissèrent leur santé dans les tranchées boueuses. Tout cela causa des vides dans les rangs des Franco-Saskatchewanais, des vides d'autant plus déterminants que par leur éducation et leurs qualités personnelles, plusieurs de ces disparus et de ces absents étaient appelés à faire partie de l'élite. Ainsi, Benjamin Soury-Lavergne, doué d'un sain esprit d'initiative, aurait assurément joué un rôle de tout premier plan dans l'histoire de l'élément franco-catholique de la province s'il n'avait été forcé de retourner outre-mer afin de soigner ses blessures de guerre.
Durant son service militaire, Benjamin Soury-Lavergne, un jeune homme des environs de Limoges, se lie d'amitié avec Ferdinand Géraud, natif du Lot. Les deux camarades se mettent d'accord sur le projet d'aller prendre des homesteads dans le Canada-Ouest, contrée de colonisation dont on parle beaucoup en France à cette époque. Ils arrivent au Canada au printemps de 1907. À Moose Jaw, ils font la connaissance des Gravel, qui leur conseillent de se chercher des terres aux environs de Gravelbourg. Les deux hommes inspectent la région sans pourtant trouver de terres qui leur plaisent. Ils s'engagent chez un fermier du district de Moose Jaw dans le but de se familiariser avec les méthodes de culture en terre sèche; ils font aussi les battages dans les environs.

Il importe néanmoins de se décider à prendre des homesteads, car les colons arrivent à pleins wagons et, bientôt, il ne restera plus que des terres de second choix. Lorsque le bruit se répand, à la fin de 1907, que le Canadien Pacifique projette de construire une ligne de chemin de fer entre Weyburn et Lethbridge, en passant par les territoires pratiquement déserts du sud de la province, Benjamin Soury-Lavergne prend le parti d'explorer à la première occasion la région située le long du tracé probable.

Très tôt le printemps suivant, il se prépare à partir, mais plusieurs habitants de longue date lui font valoir qu'un tel projet est téméraire, car il ne connaît pas le pays et il pourrait se perdre et périr de froid si la poudrerie se levait. Il patiente donc plusieurs semaines, puis se lance à l'aventure en compagnie d'un autre Français. Après de longues journées de marche et d'exploration, les deux hommes trouvent des concessions à leur goût non loin du ruisseau du Cheval Caille: c'est le Samedi Saint 1908. Ils marquent l'endroit avec des tumulus de tourbe avant de retourner à Moose Jaw: comme l'endroit n'a pas encore été arpenté, il faut indiquer sa présence de façon suffisamment claire pour que les géomètres le notent dans leurs calepins d'arpentage, si l'on veut bénéficier du droit du squatter.

En mai, Benjamin Soury-Lavergne revient en compagnie d'autres Français et d'un charpentier de Moose Jaw. Quel voyage! Les nuits sont glaciales, des chevaux prennent le large, les chariots tombent en morceaux, on s'embourbe au lac La Vieille, un cheval meurt d'épuisement... Heureusement, le charpentier connaît son métier et il construit en quelques jours une maisonnette confortable; un puits creusé près de là se remplit de bonne eau à moins de 10 mètres de profondeur.

Les journées sont trop courtes. En coopération avec d'autres nouveaux arrivants, Benjamin érige un appentis en tourbe qui sert de cuisine d'été, puis deux ou trois petits abris pour les chevaux et les boeufs. Il casse aussi quelques acres et met en meules une belle récolte de foin des marais. De retour à Moose Jaw en décembre 1908, il signe des formules officielles d'entrée pour un homestead et une préemption, avant de partir pour New York et la France.

Il passe quelques mois agréables dans sa famille et s'occupe aussi de recruter un prêtre pour la petite colonie en Saskatchewan. Ses descriptions enflamment l'esprit de l'abbé Jules Bois, qui viendra s'y établir dès qu'il aura obtenu son exeat quelques années plus tard. Benjamin revient au printemps avec une recrue de choix, son frère aîné Joseph, de petite santé mais à qui l'air pur et vivifiant des Prairies allait réussir. Fort instruit, il allait devenir maître d'école. Son départ avait vraisemblablement été décidé quelque temps auparavant, car Benjamin lui avait réservé une terre par procuration en décembre, avant de s'embarquer pour la France.

La petite troupe qui comprend aussi Géraud, son vieil ami de caserne, se met en route de Moose Jaw à la fin du mois de mars. Le temps est glacial au début et on souffre cruellement du froid à chaque nuit; puis, pour compliquer la situation, la température grimpe du jour au lendemain et les rivières dégèlent, rendant leur passage fort dangereux. Enfin, on arrive au homestead.

À cette époque, on est à peu près sans défense contre les grands feux de prairie qui balayent encore les plaines. Les garde-feux formés par quelques sillons labourés pour ensevelir l'herbe sèche n'empêchent pas les étincelles de voler ni la fumée âcre d'étouffer hommes et animaux. Au tout début de mai, la terre est déjà si sèche qu'un gigantesque incendie se déclare. Déjà, le soir précédent, on voit d'inquiétants reflets rougeâtres à l'horizon. Au petit matin, avec le vent qui se lève, les flammes se ravivent et repartent au pas de course. Il faut se battre toute la journée contre l'élément destructeur. Les pertes sont énormes: deux boeufs périssent dans l'étable incendiée. On parvient heureusement à sauver les autres bâtiments et le reste des animaux. Enfin, à la brûnante, le vent tombe et le feu de prairie se meurt.

Un peu plus tard au cours du même mois, le ministère des Postes accorde un bureau de poste aux habitants du district. On choisit le nom de Meyronne, pour rappeler le bourg natal de Ferdinand Géraud. Benjamin Soury-Lavergne est nommé premier maître de poste au salaire annuel princier de 18 $!

Puisque les habitants du district viennent chercher leur courrier tous les samedis, l'occasion paraît belle d'ouvrir un magasin. Ils pourront se procurer en même temps quelques marchandises, des denrées de première nécessité ainsi que des outils et d'autres menus objets. Au début de l'été, Benjamin charge un charpentier de construire une solide maison de bois qui servira de bureau de poste et de magasin en bas, et de petit logement à l'étage.

Il ne néglige pas pour autant la ferme. La récolte de foin de l'année précédente rapporte gros, car les colons venant tout juste de s'installer en ont besoin pour les chevaux et le bétail. Le blé donne bien cette année-là, mais on manque de batteuses, avec le résultat qu'il faut attendre jusqu'au printemps suivant avant de pouvoir battre.

En décembre 1910, Benjamin Soury-Lavergne part à destination de la France et revient six mois plus tard en compagnie de sa jeune épouse. L'année suivante, les arpenteurs du Canadien Pacifique viennent baliser le tracé du chemin de fer et Meyronne se met à grandir autour de l'emplacement prévu pour la gare. En société avec son ami Géraud et un autre habitant du district, Benjamin fait ériger un grand hôtel à deux pas de la gare. Avant même la fin des travaux, bon nombre de chambres sont occupées et l'entreprise rapporte déjà des profits intéressants. Enfin, en septembre 1913, l'équipe de construction pousse la voie ferré jusqu'à la gare de Meyronne. Pour Soury-Lavergne et ses associés, c'est la garantie d'un belle aisance, car le village continuera sans nul doute à se développer et l'hôtel sera de plus en plus achalandé. Au surplus, la compagnie de chemin de fer a acheté à gros prix un coin de terre appartenant à Benjamin pour y exploiter une sablière. Les récoltes, elles aussi, sont intéressantes: plus de 6500 minots, de blé et de lin cette année-là. Le jeune Français a d'ailleurs acheté le scrip d'un soldat de la Guerre des Boers et il s'est réservé une autre demi-section de terre, voisine de celle qu'il possède déjà.

En janvier 1914, Benjamin Soury-Lavergne reçoit un certificat de notaire public et se lance dans les transactions immobilières. L'avenir paraît assuré et il décide de se construire une grande maison au village. La région continue à prospérer et chacun se persuade que rien ne viendra ralentir l'élan donné.

Hélas! On apprend à la fin de l'été 1914 que la France et l'Allemagne sont en guerre. Il faut partir défendre la patrie envahie et tout laisser derrière soi...

Benjamin part pour la France en novembre et il est grièvement blessé à la première bataille de Verdun. Réformé en novembre 1917, il regagne le Canada en compagnie de sa famille qui l'avait suivi outre-mer. Il reprend ses activités à Meyronne. Membre influent du cercle local de l'Association Catholique Franco-Canadienne, il contribue puissamment au succès de ses différentes activités. En mars 1921, il reçoit du gouvernement français une médaille militaire pour sa bravoure à Verdun.

Néanmoins, ses blessures le font encore souffrir et il marche avec de plus en plus de difficulté. À la toute fin de décembre 1922, il est forcé de quitter le village qu'il avait contribué à établir et à faire prospérer. Il rentre en France avec sa famille, mais malgré tous les soins, il ne parvient jamais à recouvrer pleinement la santé. Les dernières années de sa vie, il les passera cloué au lit par la paralysie, jusqu'à son décès en 1950.

(renseignements: dossiers Benjamin Soury-Lavergne et Meyronne aux Archives provinciales)





 
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