Contact
Société de la Saskatchewan
Société historique de la Saskatchewan

Revue historique: volume 14 numéro 2

Avec la foi de ses deux mains

Premier prix du Concours de nouvelles
Une nouvelle de Richard Lapointe
Vol. 14 - no 2, décembre 2003
N.d.l.r.: Dans le cadre des célébrations du 25e anniversaire de fondation de la Société historique de la Saskatchewan en 2002-2003, les Fransaskois et les Fransaskoises étaient invités à écrire une nouvelle en s'inspirant du Musée virtuel historique francophone de la Saskatchewan. Nous vous présentons dans ce numéro de Revue historique la nouvelle qui s'est méritée le premier prix du concours. Il s'agit d'une oeuvre de l'historien et traducteur, Richard Lapointe de Moose Jaw. Bonne lecture!


Mon grand-père a toujours aimé la terre. Ça, personne ne pourrait le mettre en doute. Mais aussi loin que je me rappelle, il passait de longues heures dans son atelier, occupé à modifier un semoir, à réparer une faucheuse ou à remettre à neuf un moteur de vis à grains. C’était un «patenteux» dans l’âme. À la saison morte, c’est là qu’il passait le plus clair de son temps, à travailler le bois, à assembler des «kits d’horloge su’pied» et à inventer mille «béroles», comme les appelait grand-mère. Aujourd’hui, je me rends bien compte que ces inventions n’étaient peut-être pas toutes vraiment utiles ou assemblées avec le plus grand soin, mais quand j’étais enfant, je croyais dur comme fer qu’elles étaient toutes plus merveilleuses les unes que les autres.

Avec le recul des ans, je comprends aussi plusieurs choses. D’abord, qu’il n’avait qu’une parole et qu’il était on ne peut plus honnête. Aussi, qu’il avait la foi du charbonnier, choisissant d’exprimer ses croyances en toute simplicité et sans jamais se soucier du qu’en-dira-t-on. Et par-dessous tout, qu’il avait pour nous, ses petits-enfants, une patience d’ange, toujours prêt à nous fabriquer des jouets, à pêcher dans sa poche une «paparmanne» ou un suçon enveloppé de «slo-fanne», et à parler de tout et de rien.

Un jour, il m’avait annoncé : «Viens wouère ça, j’t’ai faite in’hélice magique!» C’était un bout de bois plutôt mince et long comme deux fois ma main, avec une série d’encoches sur le dessus et une languette de bois qui faisait office d’hélice à une extrémité. Il m’avait montré comment frotter une petite tige de bois sur les encoches pour que l’hélice se mette à tourner lentement, comme par magie. C’est alors qu’il m’avait mis au défi de trouver le truc pour «fére virailler l’hélice à tout’ vitesse, pis aussi à r’culons.» Et cela m’avait pris deux bonnes semaines avant de découvrir comment faire tourner l’hélice en sens inverse!

Avec la foi de ses deux mains


Une autre fois, alors que je ne pouvais sortir de la maison à cause d’une otite, il avait découpé dans une planche un petit ours aux pattes étendues de chaque côté de la tête. Une grande ficelle était enfilée dans un petit trou percé en diagonale dans chaque main et les ficelles étaient nouées tout en haut; je pendais mon ours à une poignée de porte et je n’avais qu’à tirer en alternance les deux ficelles pour qu’il se mette à grimper en se dandinant. Rendu tout en haut, l’ours ne bougeait plus tant que je tenais les deux ficelles tendues, mais en les relâchant un peu, il se mettait à tomber en glissant et je pouvais contrôler sa chute en tendant plus ou moins raidement les ficelles. Une autre fois encore, il m’avait fait, au tour à bois, un «moine» et m’avait montré comment le lancer avec une cordelette enroulée autour de la «tête», puis le faire valser sur une planchette.

Un de mes premiers souvenirs du temps de Noël est la niche installée devant la maison de mes grands-parents, au village. Grand-père avait planté tout droit debout, dans un banc de neige, une vieille baignoire en fonte à l’intérieur en porcelaine blanche et il y avait calé avec de la neige durcie une petite statue de la Vierge qui priait, agenouillée, les mains jointes et la tête légèrement inclinée. La niche était protégée par un abri de «croûtes» de planches, avec un fronton où il avait peint deux chérubins tenant une banderole disant «Sainte Marie, Mère de Jésus». Mais comme il avait mal calculé l’espace requis, les lettres étaient de plus en plus petites, de telle sorte que «Jésus» était nettement moins important que «Marie.» Le printemps suivant, il avait installé la baignoire de façon permanente derrière la maison, pour que Notre Dame puisse surveiller le jardin. «Alle aime ça wouère dé fleurs!», disait-il, oubliant qu’elle était plutôt placée devant son «carré de patates.»

Je devais avoir neuf ou dix ans quand j’ai fait pour la première fois en voiture le grand voyage jusqu’au village natal de grand-père, près de Victoriaville au Québec. Sur le chemin du retour, chez Bernardini, un marchand de fournitures religieuses de Montréal, mes grands-parents avaient acheté une assez grande statue de la Sainte Vierge, portant une cape bleu pâle et montée dans un solide cadre de bois pour la protéger durant le transport. À cette époque, pour revenir en Saskatchewan, il était plus rapide de passer par les États-Unis. À la frontière, comme le douanier commençait son inspection, grand-père avait subitement relevé le coffre arrière de la voiture et le douanier avait reculé de trois pas, effrayé par cette femme au visage d’un blanc sépulcral et qui semblait chercher à s’échapper de sa cage, les bras tout grand ouverts, pour le saisir à la gorge! Le pauvre douanier était resté figé de longs instants, les yeux écarquillés, la bouche grande ouverte; «OK, you can go!» avait-il dit, une fois remis de sa surprise. Sous la statue, grand-père avait caché 6 cartouches de cigarettes Lucky Strike que des vieux du village lui avaient demandé d’acheter en passant «par les z’États.» «Quen, la Sainte Viarge vient de fére in aut’ bon coup!» avait-il lancé d’un ton ricaneur, une fois en route. Et ma grand-mère, avec l’accent français qu’elle n’avait jamais perdu, s’empressa de lui ordonner : «Arrête de basotter, Joseph-Armand. Comme si la Vierge était une contrebandière... si ça a du bon sens!»

Vers le milieu des années 1960, grand-père prit l’habitude d’installer une crèche devant la maison, entre les deux cèdres. La crèche était faite de vieilles planches embouvetées, avec quelques balles de foin disposées à l’arrière-plan. Grand-père y installait la statue de la Vierge, celle qui priait, agenouillée et les mains jointes, et qui avait été remplacée dans la baignoire-niche par «Notre-Dame de la Douane» – c’est le nom qu’avait donné grand-mère à la nouvelle statue. Comme grand-père n’avait pas trouvé de statue de Saint Joseph à bon marché, il avait bourré de paille une salopette et une chemise d’enfant, puis il y avait fixé une tête d’homme à grande barbe qu’il avait lui-même sculptée et peinte. Le Saint Charpentier tenait à la main un marteau et une égoïne, attachés avec des bouts de broche à foin. «Saint Joseph, c’tait in menuisier après tout, expliquait-il. Pis un bon menuisier, ben y laisse pas ses outils traîner n’importe y’où. Y lé charrie avec lui!» Le p’tit Jésus, lui, était couché dans un hamac aux couleurs voyantes qu’un de mes oncles avait rapporté du Mexique.

Avec la foi de ses deux mains

Un autre Noël, grand-père avait installé l’Enfant-Dieu dans une vieille «barouette» que Saint-Joseph semblait pousser avec peine, tant elle était grosse. De fait, en regardant de près, il avait plutôt l’air de faire du trapèze, car ses deux jambes étaient trop courtes pour toucher le sol. Et comme la Mère de Dieu était beaucoup plus petite que la brouette, elle avait vraiment l’air d’adorer la roue de la brouette plutôt que son nouveau-né. Le curé Tremblay, qui passait régulièrement à la maison pour un brin de jasette et un p’tit coup de gin avec grand-père, ne paraissait pas trop choqué de cet acte d’idolâtrie.

Tous les deux ou trois ans, grand-père ajoutait un animal qu’il avait lui-même sculpté. Mais comme il remisait les personnages et les bêtes au fond de son atelier après les Rois et qu’il se fiait uniquement sur sa mémoire pour établir les proportions, la colombe était aussi imposante que le mouton et l’âne était nettement plus gros que le chameau. D’ailleurs, le «chameau» n’avait qu’une seule bosse, car grand-père raisonnait «que dans chameau, y’a moins d’lettres que dans dromadaire, é pis donc un chameau, ça va awouère moins d’bosses su’l’dos d’un dromadaire... Cé rien qu’l’gros bon sens!» Et il avait aussi été forcé de «jucher» le boeuf sur des jambes en échasses pour qu’il vienne au moins jusqu’à l’épaule de la bonne Sainte Vierge.

Une autre année, vers la mi-décembre, grand-père m’avait demandé de remorquer jusqu’au village le vieux tracteur Fordson dont on se servait rarement et qu’on mettait à l’abri dans le quonset de la ferme. Il avait installé ses personnages bien serrés entre la petite roue avant et la grosse roue arrière. «Si le p’tit Jésus y’arait v’nu au monde en Saskatchouwan, ben Saint Joseph y’arait été farmier, y’arait pas été in notaire!» Et comme preuve, Saint Joseph tenait d’une main un râteau de jardin la tête en l’air et de l’autre, un vieil arrosoir cabossé. Devant le garage John Deere à Moose Jaw, grand-père avait remarqué les lumières clignotantes donnant l’effet de roues qui tournent. Comme de juste, l’année suivante, il avait installé le même système, se rendant compte un peu tard qu’on avait toujours l’impression que la Sainte Famille allait se faire écraser d’un moment à l’autre par la roue arrière du Fordson.

La dernière fois où il a monté une crèche, il allait célébrer, début février, ses 84 ans. À l’automne, il m’avait demandé: «La prochaine fois qu’tu vas aller en ville, dis-lé moé... y faut que j’aille chez Jukes.» Jukes était vendeur de bric-à-brac et grand-père aurait passé trois heures à «barguigner» avec lui pour épargner «cinquante cennes». Il avait acheté une demi-douzaine d’objets: un vieux rabot Bailey à lame ébréchée, un chauffe-pieds à tiroir qu’on remplissait autrefois de braises mais aujourd’hui tout troué par la rouille, un siège d’auto pour enfant, une boîte à «livres de beurre» Co-Op Dairy...

Il s’était fracturé la clavicule le printemps précédent, mais il semblait complètement remis, plein d’énergie, et il avait passé une bonne partie de l’automne dans son atelier. Enfin, durant la deuxième semaine de l’Avent, il m’avait demandé de traîner jusqu’au village son vieux Pontiac Stratochief 1952 qui ne fonctionnait plus depuis longtemps. On avait eu un long redoux vers la fin de novembre et le sol n’était pas encore profondément gelé ; comme je ne voulais pas faire d’ornières dans le gazon, je l’avais persuadé de laisser le Pontiac de biais dans l’allée, le nez vers la maison, près d’un des cèdres.

La «crèche» de cette année-là avait surpris bien des gens au village. Deux anges – «de grandeur nature», affirmait grand-père, un peu comme s’il conversait tous les jours avec les anges –, taillés dans des panneaux d’Aspenite badigeonnés de rose et prêts à s’envoler d’une seconde à l’autre avec leurs grandes ailes aux pourtours blancs, se tenaient à l’avant de la voiture. La collection d’animaux nichait sur un lit de paille dans le coffre arrière ouvert, sauf le boeuf à qui grand-père avait retiré les jambes en échasses, afin qu’il puisse ruminer plus confortablement sous le pare-chocs. Il avait branché un chargeur de batterie pour pouvoir faire fonctionner les clignotants de la voiture et il avait placé un petit magnétophone sur le siège avant; tous les soirs, à l’heure du souper, il faisait jouer à tue-tête la même cassette de Ginette Reno chantant les Noëls d’antan. Par la vitre avant abaissée, on apercevait Saint-Joseph en salopette, les deux mains attachées au volant avec des bouts de fils de laiton. Par la portière arrière grande ouverte, on voyait la Sainte Vierge agenouillée sur la banquette, adorant le Petit Jésus confortablement installé dans son siège d’enfant. «Ouais ben si le p’tit Jésus y’arait v’nu au monde aujourd’hui, Saint Joseph y’arait eu un char pour aller se fére recenser chez z’eux! Y’arait pris soin de son monde comment cé qu’y arait pu... Pis cé ça qu’y’é ça!»

C’est moi qui ai démonté cette dernière crèche. Grand-maman Albertine est décédée le lendemain du Jour de l’An, foudroyée par un infarctus. Je me suis installé temporairement au village pour m’occuper de grand-père et lui tenir compagnie en attendant qu’il prenne la décision de casser maison et de s’installer au Foyer. Il s’est mis à barauder comme une âme en peine d’une pièce à l’autre, de jour comme de nuit, dormant quelques heures de temps à autre. Même les parties du Canadien à la télé le samedi soir l’intéressaient plus ou moins. Il allait encore souvent dans son atelier, mais je voyais bien qu’il était distrait et malhabile, tournant et retournant un serre-joint sur tous les sens, un peu comme s’il essayait de comprendre à quoi cela pouvait-il bien servir. «Tu prendras soin d’mes outils», me répétait-il. Il s’est finalement éteint à la mi-février; un soir, installé dans son Lazy-Boy, il a lâché un soupir, un peu comme un petit oiseau donnant un coup d’aile pour s’envoler, et il s’en est allé...

Le Stratochief est de retour à la ferme, remisé dans un coin du quonset... et je ne m’en débarrasserai pas de sitôt. On sé jamais... le p’tit Jésus, y pourrait ben décider d’r’venir charcher sa crèche, pis là j’saurais pas qu’ossé y dire...

(Les photos sont d'un sculpteur sur bois canadien-français de Gravelbourg, vers 1925. Collection Georges E. Michaud, Université d'Ottawa.)






 
(e0)