Revue historique: volume 14 numéro 2Avec la foi de ses deux mainsPremier prix du Concours de nouvelles Une nouvelle de Richard Lapointe Vol. 14 - no 2, décembre 2003
Mon grand-père a toujours aimé la terre. Ça, personne ne pourrait le mettre en doute. Mais aussi loin que je me rappelle, il passait de longues heures dans son atelier, occupé à modifier un semoir, à réparer une faucheuse ou à remettre à neuf un moteur de vis à grains. Cétait un «patenteux» dans lâme. À la saison morte, cest là quil passait le plus clair de son temps, à travailler le bois, à assembler des «kits dhorloge supied» et à inventer mille «béroles», comme les appelait grand-mère. Aujourdhui, je me rends bien compte que ces inventions nétaient peut-être pas toutes vraiment utiles ou assemblées avec le plus grand soin, mais quand jétais enfant, je croyais dur comme fer quelles étaient toutes plus merveilleuses les unes que les autres. Avec le recul des ans, je comprends aussi plusieurs choses. Dabord, quil navait quune parole et quil était on ne peut plus honnête. Aussi, quil avait la foi du charbonnier, choisissant dexprimer ses croyances en toute simplicité et sans jamais se soucier du quen-dira-t-on. Et par-dessous tout, quil avait pour nous, ses petits-enfants, une patience dange, toujours prêt à nous fabriquer des jouets, à pêcher dans sa poche une «paparmanne» ou un suçon enveloppé de «slo-fanne», et à parler de tout et de rien. Un jour, il mavait annoncé : «Viens wouère ça, jtai faite inhélice magique!» Cétait un bout de bois plutôt mince et long comme deux fois ma main, avec une série dencoches sur le dessus et une languette de bois qui faisait office dhélice à une extrémité. Il mavait montré comment frotter une petite tige de bois sur les encoches pour que lhélice se mette à tourner lentement, comme par magie. Cest alors quil mavait mis au défi de trouver le truc pour «fére virailler lhélice à tout vitesse, pis aussi à rculons.» Et cela mavait pris deux bonnes semaines avant de découvrir comment faire tourner lhélice en sens inverse! Une autre fois, alors que je ne pouvais sortir de la maison à cause dune otite, il avait découpé dans une planche un petit ours aux pattes étendues de chaque côté de la tête. Une grande ficelle était enfilée dans un petit trou percé en diagonale dans chaque main et les ficelles étaient nouées tout en haut; je pendais mon ours à une poignée de porte et je navais quà tirer en alternance les deux ficelles pour quil se mette à grimper en se dandinant. Rendu tout en haut, lours ne bougeait plus tant que je tenais les deux ficelles tendues, mais en les relâchant un peu, il se mettait à tomber en glissant et je pouvais contrôler sa chute en tendant plus ou moins raidement les ficelles. Une autre fois encore, il mavait fait, au tour à bois, un «moine» et mavait montré comment le lancer avec une cordelette enroulée autour de la «tête», puis le faire valser sur une planchette. Un de mes premiers souvenirs du temps de Noël est la niche installée devant la maison de mes grands-parents, au village. Grand-père avait planté tout droit debout, dans un banc de neige, une vieille baignoire en fonte à lintérieur en porcelaine blanche et il y avait calé avec de la neige durcie une petite statue de la Vierge qui priait, agenouillée, les mains jointes et la tête légèrement inclinée. La niche était protégée par un abri de «croûtes» de planches, avec un fronton où il avait peint deux chérubins tenant une banderole disant «Sainte Marie, Mère de Jésus». Mais comme il avait mal calculé lespace requis, les lettres étaient de plus en plus petites, de telle sorte que «Jésus» était nettement moins important que «Marie.» Le printemps suivant, il avait installé la baignoire de façon permanente derrière la maison, pour que Notre Dame puisse surveiller le jardin. «Alle aime ça wouère dé fleurs!», disait-il, oubliant quelle était plutôt placée devant son «carré de patates.» Je devais avoir neuf ou dix ans quand jai fait pour la première fois en voiture le grand voyage jusquau village natal de grand-père, près de Victoriaville au Québec. Sur le chemin du retour, chez Bernardini, un marchand de fournitures religieuses de Montréal, mes grands-parents avaient acheté une assez grande statue de la Sainte Vierge, portant une cape bleu pâle et montée dans un solide cadre de bois pour la protéger durant le transport. À cette époque, pour revenir en Saskatchewan, il était plus rapide de passer par les États-Unis. À la frontière, comme le douanier commençait son inspection, grand-père avait subitement relevé le coffre arrière de la voiture et le douanier avait reculé de trois pas, effrayé par cette femme au visage dun blanc sépulcral et qui semblait chercher à séchapper de sa cage, les bras tout grand ouverts, pour le saisir à la gorge! Le pauvre douanier était resté figé de longs instants, les yeux écarquillés, la bouche grande ouverte; «OK, you can go!» avait-il dit, une fois remis de sa surprise. Sous la statue, grand-père avait caché 6 cartouches de cigarettes Lucky Strike que des vieux du village lui avaient demandé dacheter en passant «par les zÉtats.» «Quen, la Sainte Viarge vient de fére in aut bon coup!» avait-il lancé dun ton ricaneur, une fois en route. Et ma grand-mère, avec laccent français quelle navait jamais perdu, sempressa de lui ordonner : «Arrête de basotter, Joseph-Armand. Comme si la Vierge était une contrebandière... si ça a du bon sens!» Vers le milieu des années 1960, grand-père prit lhabitude dinstaller une crèche devant la maison, entre les deux cèdres. La crèche était faite de vieilles planches embouvetées, avec quelques balles de foin disposées à larrière-plan. Grand-père y installait la statue de la Vierge, celle qui priait, agenouillée et les mains jointes, et qui avait été remplacée dans la baignoire-niche par «Notre-Dame de la Douane» cest le nom quavait donné grand-mère à la nouvelle statue. Comme grand-père navait pas trouvé de statue de Saint Joseph à bon marché, il avait bourré de paille une salopette et une chemise denfant, puis il y avait fixé une tête dhomme à grande barbe quil avait lui-même sculptée et peinte. Le Saint Charpentier tenait à la main un marteau et une égoïne, attachés avec des bouts de broche à foin. «Saint Joseph, ctait in menuisier après tout, expliquait-il. Pis un bon menuisier, ben y laisse pas ses outils traîner nimporte yoù. Y lé charrie avec lui!» Le ptit Jésus, lui, était couché dans un hamac aux couleurs voyantes quun de mes oncles avait rapporté du Mexique. Un autre Noël, grand-père avait installé lEnfant-Dieu dans une vieille «barouette» que Saint-Joseph semblait pousser avec peine, tant elle était grosse. De fait, en regardant de près, il avait plutôt lair de faire du trapèze, car ses deux jambes étaient trop courtes pour toucher le sol. Et comme la Mère de Dieu était beaucoup plus petite que la brouette, elle avait vraiment lair dadorer la roue de la brouette plutôt que son nouveau-né. Le curé Tremblay, qui passait régulièrement à la maison pour un brin de jasette et un ptit coup de gin avec grand-père, ne paraissait pas trop choqué de cet acte didolâtrie. Tous les deux ou trois ans, grand-père ajoutait un animal quil avait lui-même sculpté. Mais comme il remisait les personnages et les bêtes au fond de son atelier après les Rois et quil se fiait uniquement sur sa mémoire pour établir les proportions, la colombe était aussi imposante que le mouton et lâne était nettement plus gros que le chameau. Dailleurs, le «chameau» navait quune seule bosse, car grand-père raisonnait «que dans chameau, ya moins dlettres que dans dromadaire, é pis donc un chameau, ça va awouère moins dbosses suldos dun dromadaire... Cé rien qulgros bon sens!» Et il avait aussi été forcé de «jucher» le boeuf sur des jambes en échasses pour quil vienne au moins jusquà lépaule de la bonne Sainte Vierge. Une autre année, vers la mi-décembre, grand-père mavait demandé de remorquer jusquau village le vieux tracteur Fordson dont on se servait rarement et quon mettait à labri dans le quonset de la ferme. Il avait installé ses personnages bien serrés entre la petite roue avant et la grosse roue arrière. «Si le ptit Jésus yarait vnu au monde en Saskatchouwan, ben Saint Joseph yarait été farmier, yarait pas été in notaire!» Et comme preuve, Saint Joseph tenait dune main un râteau de jardin la tête en lair et de lautre, un vieil arrosoir cabossé. Devant le garage John Deere à Moose Jaw, grand-père avait remarqué les lumières clignotantes donnant leffet de roues qui tournent. Comme de juste, lannée suivante, il avait installé le même système, se rendant compte un peu tard quon avait toujours limpression que la Sainte Famille allait se faire écraser dun moment à lautre par la roue arrière du Fordson. La dernière fois où il a monté une crèche, il allait célébrer, début février, ses 84 ans. À lautomne, il mavait demandé: «La prochaine fois qutu vas aller en ville, dis-lé moé... y faut que jaille chez Jukes.» Jukes était vendeur de bric-à-brac et grand-père aurait passé trois heures à «barguigner» avec lui pour épargner «cinquante cennes». Il avait acheté une demi-douzaine dobjets: un vieux rabot Bailey à lame ébréchée, un chauffe-pieds à tiroir quon remplissait autrefois de braises mais aujourdhui tout troué par la rouille, un siège dauto pour enfant, une boîte à «livres de beurre» Co-Op Dairy... Il sétait fracturé la clavicule le printemps précédent, mais il semblait complètement remis, plein dénergie, et il avait passé une bonne partie de lautomne dans son atelier. Enfin, durant la deuxième semaine de lAvent, il mavait demandé de traîner jusquau village son vieux Pontiac Stratochief 1952 qui ne fonctionnait plus depuis longtemps. On avait eu un long redoux vers la fin de novembre et le sol nétait pas encore profondément gelé ; comme je ne voulais pas faire dornières dans le gazon, je lavais persuadé de laisser le Pontiac de biais dans lallée, le nez vers la maison, près dun des cèdres. La «crèche» de cette année-là avait surpris bien des gens au village. Deux anges «de grandeur nature», affirmait grand-père, un peu comme sil conversait tous les jours avec les anges , taillés dans des panneaux dAspenite badigeonnés de rose et prêts à senvoler dune seconde à lautre avec leurs grandes ailes aux pourtours blancs, se tenaient à lavant de la voiture. La collection danimaux nichait sur un lit de paille dans le coffre arrière ouvert, sauf le boeuf à qui grand-père avait retiré les jambes en échasses, afin quil puisse ruminer plus confortablement sous le pare-chocs. Il avait branché un chargeur de batterie pour pouvoir faire fonctionner les clignotants de la voiture et il avait placé un petit magnétophone sur le siège avant; tous les soirs, à lheure du souper, il faisait jouer à tue-tête la même cassette de Ginette Reno chantant les Noëls dantan. Par la vitre avant abaissée, on apercevait Saint-Joseph en salopette, les deux mains attachées au volant avec des bouts de fils de laiton. Par la portière arrière grande ouverte, on voyait la Sainte Vierge agenouillée sur la banquette, adorant le Petit Jésus confortablement installé dans son siège denfant. «Ouais ben si le ptit Jésus yarait vnu au monde aujourdhui, Saint Joseph yarait eu un char pour aller se fére recenser chez zeux! Yarait pris soin de son monde comment cé quy arait pu... Pis cé ça quyé ça!» Cest moi qui ai démonté cette dernière crèche. Grand-maman Albertine est décédée le lendemain du Jour de lAn, foudroyée par un infarctus. Je me suis installé temporairement au village pour moccuper de grand-père et lui tenir compagnie en attendant quil prenne la décision de casser maison et de sinstaller au Foyer. Il sest mis à barauder comme une âme en peine dune pièce à lautre, de jour comme de nuit, dormant quelques heures de temps à autre. Même les parties du Canadien à la télé le samedi soir lintéressaient plus ou moins. Il allait encore souvent dans son atelier, mais je voyais bien quil était distrait et malhabile, tournant et retournant un serre-joint sur tous les sens, un peu comme sil essayait de comprendre à quoi cela pouvait-il bien servir. «Tu prendras soin dmes outils», me répétait-il. Il sest finalement éteint à la mi-février; un soir, installé dans son Lazy-Boy, il a lâché un soupir, un peu comme un petit oiseau donnant un coup daile pour senvoler, et il sen est allé... Le Stratochief est de retour à la ferme, remisé dans un coin du quonset... et je ne men débarrasserai pas de sitôt. On sé jamais... le ptit Jésus, y pourrait ben décider drvenir charcher sa crèche, pis là jsaurais pas quossé y dire... (Les photos sont d'un sculpteur sur bois canadien-français de Gravelbourg, vers 1925. Collection Georges E. Michaud, Université d'Ottawa.) |
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