Revue historique: volume 4 numéro 1Antonio de Margerie un grand FransaskoisNos grands héros par Albert-O. Dubé Vol. 4 - no 1, novembre 1993
Je nai jamais eu loccasion de rencontrer cet homme extraordinaire, mais je connais quelques membres de sa famille, et jen garde un souvenir affectueux, notamment de sa soeur, Marie-Antoinette Papen. Antonio de Margerie a laissé sa marque en Saskatchewan, et il est difficile pour un historien autodidacte de parler fidèlement de sa vie et de son oeuvre.
Son père, critique littéraire et professeur de littérature à lUniversité de Lille (France), vient sétablir dans lOuest canadien vers 1885 pour des raisons de santé (Lapointe, 1988). Antonio de Margerie naît à Sainte-Anne-des-Chênes (Manitoba), en 1895. Il rentre au Collège de Saint-Boniface à lâge de 10 ans. Élève superbement doué, il y fait de brillantes études et il obtient son B.A. en 1913. Il songe dabord à devenir prêtre mais, après mûres réflexions, il se dirige vers lenseignement. Antonio de Margerie est un enseignant doué, reconnu pour sa clarté desprit et dexpression, ainsi que par sa remarquable maîtrise de soi. «On rapporte quil navait pas de problèmes de discipline dans sa classe, tant il savait infuser aux jeunes le désir dapprendre, et tant il sefforçait de rendre son enseignement intéressant».(1) En 1922, il épouse Agnès Lavergne, également originaire de Sainte-Anne-des-Chênes. Deux ans plus tard, Ie jeune couple déménage en Saskatchewan. Antonio de Margerie enseigne à Prudhomme pendant quatre ans, puis à Hoey. Pendant quelques années, il milite dans lAssociation catholique franco-canadienne de la Saskatchewan (ACFC), dont il dirige le secrétariat à partir de juillet 1929. Raymond Denis, un autre défenseur des intérêts et des droits des Fransaskois, affirme que cest lui qui a recruté le jeune instituteur après avoir entendu un de ses discours lors dun congrès au Manitoba. En 1924, je représentais lACFC au congrès de IAssociation dÉducation au Manitoba [...] [...] Sur le programme du congrès, un item avait particulièrement attiré mon attention: Le rôle et les devoirs des commissaires décoles, par A. de Margerie [...] Quelquun me présenta M. de Margerie et fit son éloge. Javoue que lapparente jeunesse du conférencier me désappointa un peu [...] Il allait probablement nous
développer quelques belles théories, de ces théories quon ramasse sur les bancs des collèges et qui ne tardent pas à seffriter en face des réalités [...] [...] Dès la première phrase, M. de Margerie entra dans le vif de son sujet. Pas de périodes ronflantes, pas déclats de voix, mais des idées claires, limpides, pratiques, à la portée de tout le monde. Un français impeccable, un style élégant, une parole prenante. Tout le monde écoutait. On nosait pas même applaudir. On voulait entendre, ne pas perdre un mot. Cétait tout un programme daction à lintention des commissaires que le jeune orateur nous traçait. Ce fut pour lui un triomphe et pour moi une révélation (Denis, 1959, p 1). Il prononce sensiblement le même discours à Regina en mars 1927, à loccasion de la convention conjointe de IAssociation catholique franco-canadienne et de IAssociation des commissaires décoles franco-canadiens de la Saskatchewan. Lentrée en fonction du nouveau chef du secrétariat se fait presquau même moment que le début de la crise économique des années 30 et de la sécheresse intense qui envahit la province. Le manque de gagne-pain des citoyens de la province népargne pas moins les Fransaskois, et les effets de la crise économique se font ressentir au sein même de lACFC. Les bureaux de celle-ci sont installés dans la résidence dAntonio de Margerie à Vonda. Avec le faible salaire quil reçoit, il réussit malgré tout à faire instruire ses neuf enfants. Ceux-ci doivent prêter main forte à leur père, et chacun se voit assigner une tâche quelconque au secrétariat. Antonio et Agnès de Margerie pratiquent la vertu de frugalité au foyer. Le chef du secrétariat en fait autant dans Ies bureaux de lassociation. La papeterie coûte cher et il ne faut pas gaspiller. Les grandes enveloppes brunes dans Iesquelles Ie secrétariat reçoit son courrier sont soigneusement ouvertes et mises de côté pour usage futur. Rien ne se perd! Labbé Bernard de Margerie, un de ses fils, relate dans une entrevue enregistrée que le bureau occupait le deuxième étage, et puis un appartement en bas. Quand papa recevait des visiteurs au bureau, cétait dans Ie salon habituellement. Je me rappelle avoir travaillé au Gestetner, au miméographe, mais un ancien modèle, aussi jeune que je peux me rappeler. Je pense bien que je devais tourner des copies au miméographe quand javais six ans ou sept ans. Un temps fort de lannée, toujours, cétait les fameux examens de français. Tout le travail se faisait chez nous: Ie travail dimpression des questionnaires, la mise sous scellé de ces questionnaires-là, dans des enveloppes brunes avec tous les timbres de caoutchouc que tu peux imaginer, avec toutes Ies mentions: secret, ne pas ouvrir avant telle heure. Le matin où on envoyait ça, tout le monde y travaillait; tous ceux qui avaient lâge de raison. Même maman, qui nest pas la plus grande épistolière, y travaillait aussi. On y mettait notre orgueil de famille. Ensuite les examens nous revenaient et on Ies renvoyait... par exemple, on envoyait toutes Ies dictées du Grade 6b à Mlle Marie-Antoinette Laframboise, mettons pour correction. Ensuite de ça, elles nous revenaient, là on colligeait tout ça...ça prenait des semaines. Quand, au mois daoût, on envoyait le tout au journal La Liberté et le Patriote, cétait des cris de victoire, des soupirs de soulagement. Là, on prenait congé pour au moins 10 minutes [...]. (2) Un géant parmi dautres géants On a surnommé Maurice Baudoux «Ie père de la radio française de lOuest»; Raymond Denis, «Iune des plus grandes personnalités de la vie française en Saskatchewan». À mon avis, Antonio de Margerie est «le père de lenseignement du français en Saskatchewan»; il est donc lautre géant de la francophonie saskatchewanaise. À première vue, son oeuvre néclate pas au grand jour parce quelle est plutôt cachée et humble. Le maintien et le
succès du programme détudes et dexamens de français dans Ies écoles de la province, Ie programme des bourses et la formation pédagogique des enseignants sont sans aucun doute attribuables au dévouement et aux efforts soutenus de ce grand fonctionnaire de lAssociation nationale des Canadiens français de la Saskatchewan. Il est vraiment Ie «sous-ministre» de léducation française de sa province. Les géants Baudoux et Denis sont des tribuns hors-pair qui savent galvaniser les foules. Antonio de Margerie est beaucoup moins fougueux que ses deux collaborateurs, mais il sait convaincre, par ses exposés calmes et raisonnés, ceux qui ont Ie bonheur de lentendre. Un domaine dans lequel Antonio de Margerie se distingue vraiment est sans doute la lutte pour lobtention des postes de radio française en Saskatchewan. LACFC fait de multiples démarches auprès de la Commission canadienne de la radio et de la Société Radio-Canada pour obtenir quelques heures de français sur Ies ondes de CBK, Ie poste émetteur de CBC en Saskatchewan. Par la suite, des démarches innombrables sont entreprises afin dobtenir les permis nécessaires pour la construction de deux
postes de radio, à Gravelbourg et à Saskatoon. Cette lutte, qui dure plusieurs années, nécessite, de la part dAntonio de Margerie, Ie maintien de nombreux dossiers, la rédaction et lenvoi de nombreuses Iettres aux responsables des agences gouvernementales concernées, ainsi quaux ministres, sénateurs, députés fédéraux pouvant faire avancer le processus bureaucratique sous-jacent à une décision positive. Le dossier de la radio donne un surcroît de travail au chef du secrétariat de lACFC déjà surmené par son travail ordinaire. Néanmoins, celui-ci semploie avec diligence et méthode à faire avancer ce dossier, toujours avec confiance. Tous ceux qui ont suivi Ies cours de français de lACFC se souviennent vivement du fameux texte danglicismes dAntonio de Margerie. Dieu sait si Ies religieuses de la Présentation de Marie de lécole Stobart de Duck Lake, mon village natal, insistèrent sur une connaissance approfondie de ce livre danglicismes. Il fallait à tout prix éviter lusage danglicismes dans Ie doux parler français!
Cependant, son oeuvre ne passe pas inaperçue car, à loccasion des cérémonies douverture du poste CFNS de Saskatoon en novembre 1952, Ie gouvernement français lui décerne, par lentremise du consul de France, la médaille des Affaires étrangères. La citation du gouvernement français mentionne quil «a servi avec discernement et aussi avec ardeur la cause de la culture et de la langue françaises et [que], aujourdhui non content de collaborer avec tant délan et de qualité à lAssociation catholique franco-canadienne de la Saskatchewan, [il] étend le rayonnement de sa belle action au poste dont on célèbre aujourdhui la naissance officielle».(3) La population de sa province lhonore de façon particulière a loccasion dun grand banquet au congrès de Prince Albert en 1962, où on lui remet une bourse. La modestie et la délicatesse - deux vertus prédominantes chez Antonio de Margerie - se manifestent lorsquil se Iève pour remercier lACFC de lhommage que lon lui rend. M. de Margerie remercie alors en des mots très simples, ce nest pas un tribun, mais chacun de ses mots va droit au coeur. Il dit combien Ie geste Ie touche, parce quexpression de reconnaissance envers un vieux serviteur. Il le touche d'autant plus que dans l'assistance il voit tant de personnes qui ont apporté Ieur pierre à lédifice de la survivance française en Saskatchewan, tant de ceux qui ont eu la patience de lendurer pendant 25 ans [...] M. de Margerie de poursuivre: [...] jai pensé à la prêtrise, jai opté pour Ie monde, poursuit lancien secrétaire général de lACFC. Mais mon rêve: me donner à une cause, je lai réalisé au sein de lACFC. La vraie valeur pour un laïque [sic], cest de servir Dieu, sa famille et les hommes. Je ne suis plus secrétaire, mais je continuerai à servir dans Ie rang.(4) Terrassé par une crise cardiaque en juillet 1961, il est contraint dabandonner son poste, tout en continuant à soccuper de tous les aspects de la vie française en Saskatchewan. Antonio de Margerie décède à lhôpital universitaire de Saskatoon, Ie 10 septembre 1964; il repose au cimetière de Vonda son village bien-aimé. Un homme, un chrétien, un patriote Lancien aumônier général de lACFC, labbé Roger Ducharme, a écrit un témoignage vibrant à son propos dans le journal La Liberté et le Patriote. Nous en reproduisons quelques extraits: M. Antonio de Margerie, Iancien chef de secrétariat de lAssociation Catholique Franco-Canadienne de la Saskatchewan, nest plus. Il est décédé presque subitement Ie jeudi 10 septembre à lhôpital de Saskatoon, à lâge de 70 ans. Dans tous Ies foyers canadiens-français de la province, la peine est vive et profonde. Depuis près de 35 ans il avait oeuvré avec eux, pour eux. Depuis 35 ans il avait été Ihomme de toutes Ies tâches, Ie lutteur de toutes Ies heures, les heureuses et Ies sombres, au sein de lAssociation, parmi nos familles, avec nos jeunes.
Un homme, un chrétien, un patriote, M. de Margerie vivra encore longtemps parmi nous comme un exemple du parfait gentilhomme français dont la vie rangée, toute donnée à une noble cause, inspirera, nous lespérons, pour des années à venir, les générations montantes. [...] M. de Margerie était peut-être Ie laïc le plus équilibré que jai [sic] connu. Il était lhomme chez qui la raison dominait sans cesse, chez qui le bon sens régnait en tout temps, à tel point que certains de ceux qui Ie connaissaient moins auraient pu croire quil était intransigeant ou esprit fort. Point du tout. Pétri de principes solides, armé de convictions inébranlables, dans son commerce quotidien avec les grands et les petits il restait patient, doux, aimable, gentil, quelles que fussent Ies heures où on fit appel à ses services. Car il faut le dire: par esprit déconomie et pour être davantage au service des siens, il avait transformé sa résidence personnelle en bureaux permanents de IACFC, nexigeant pour cela, durant 33 ans, quune location nominale. Homme droit, brillant [...] méthodique on ne peut plus, il a toujours, sacrifié ses ambitions personnelles: positions plus lucratives, enseignement universitaire, inspection des écoles pour le bien de ses compatriotes, pour le maintien et le rayonnement de la culture française en Saskatchewan. Il savait travailler, chaque coup de plume comptait. Il savait classifier les innombrables documents: aujourdhui encore un élève de la 8e année en français, disons de 1930, peut obtenir les notes de ses examens de lACFC. Il savait épargner aussi, surtout durant la crise économique de 1930 à 1940, le papier, les enveloppes, le carton, la corde demballage [...] Les Franco-Canadiens de la Saskatchewan lui doivent une fière chandelle! Ils ne sauraient mieux len remercier quen disant du fond du coeur pour le repos de son âme et pour sa famille dans le deuil une fervente prière. Homme dune droiture exemplaire, il était aussi un père de famille émérite. Élever une famille de neuf enfants pendant la disette avec comme tout revenu la maigre pitance de la pauvre ACFC ne fut pas banal exploit. Il sut, malgré tout, avec la collaboration magnifique de [...] sa digne épouse qui a, sans cesse dans lombre, secondé son mari, inculquer à chacun de ses enfants une foi ferme, un amour et une connaissance rares de la langue française quil chérissait tant, un goût marqué pour Ie chant et la musique tant classique et populaire que religieuse, une culture générale remarquable. [...] Un homme, un chrétien dans la force des mots, M. de Margerie ne pouvait faire autrement quêtre aussi un vrai patriote. Il aimait tendrement son Canada, sa patrie, en particulier la Saskatchewan, sa province dadoption (puisquil est né au Manitoba et y avait fait ses études), il aimait ses compatriotes dun amour désintéressé, il chérissait sa culture et sa belle langue françaises. Il défendit avec énergie les bastions de notre survivance: la paroisse, la famille, lécole, le journal, la radio. Il se voua avec un dévouement, une méthode, une patience sans pareils à lorganisation de lenseignement du français dans les écoles de la Saskatchewan [...] [...] M. de Margerie a vécu. ll a fait sa marque en Saskatchewan. Une marque indélébile. Son nom restera associé à lACFC à tout jamais. Ses vertus dhomme, de chrétien et de patriote de la meilleure trempe rayonnent déjà, ici-bas, parmi nous, comme un fleuron glorieux, excitent ladmiration de tous, engagent à limitation la plus complète, la plus spontanée. (Ducharme, 1964, p. 1) Lorsque jexerçais Ies fonctions de directeur général de lACFC de 1982 à 1985, un certain Fransaskois, contrarié par une décision de lACFC qui ne semblait pas lui être favorable me lança une phrase plutôt injurieuse à lendroit de lACFC, mais il madmit du même souffle que, sil parlait et écrivait encore Ie français, il Ie devait à lACFC. Ai-je besoin délaborer davantage sur loeuvre de ce grand Canadien français et de Iassociation pour laquelle il a dévoué sa vie? «M. de Margerie est bien, au Canada français de lOuest, lun de ceux qui, au vingtième siècle, a le plus fait pour la survivance de la culture française». Cet éloge, tiré de la revue LActualité(5), résume bien la pensée de ses concitoyens francophones. NOTES (1) Extrait dun article de LActualité, probablement publié en 1964. Lauteur du présent article nen connaît pas la référence exacte. (2) Entrevue de labbé Bernard de Margerie, R-8625, Archives de la Saskatchewan. (3) Cérémonie dinauguration de CFNS, R-8616, Archives de la Saskatchewan. (4) «Hommages à M. de Margerie», La Liberté et le Patriote, vol. 49, n° 16, 20 juillet 1962, p. 9. (5) Voir note 1. BIBLIOGRAPHIE DENIS, Raymond (1959) «30 ans de dévouement en Saskatchewan», La Liberté Ie Patriote, vol. 46, n° 14,10 juillet 1959, p. 1. DUCHARME, Roger (1964) «Un homme, un chrétien, un patriote..., un exemple de parfait gentilhomme français», La Liberté et le Patriote, vol. 52, n° 24,18 septembre 1965, p. 1. LAPOINTE, Richard (1988) 100 NOMS, petit dictionnaire biographique des Franco-Canadiens de la Saskatchewan, Regina: Société historique de la Saskatchewan, 376 p.
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