Des gensAntonio de Margerie
Antonio de Margerie est né à Sainte-Anne-des-Chênes, au Manitoba. Son père, professeur de littérature à l'université de Lille et critique littéraire, est venu dans l'Ouest canadien vers 1885 afin de se refaire une santé. Le jeune Antonio fait de brillantes études au Collège des Jésuites à Saint-Boniface, où il obtient son baccalauréat ès arts en 1913, à l'âge de 18 ans. Il songe sérieusement à la prêtrise mais après quelques mois de réflexion il opte plutôt pour l'enseignement et épouse Agnès Lavergne, elle aussi originaire de Sainte-Anne-des-Chênes. Il devient en peu d'années un maître d'école brillant et doué de belles qualités: une admirable clarté d'idée et d'expression, une insatiable curiosité intellectuelle et un formidable esprit de méthode. Raymond Denis soutient que c'est lui qui a recruté le jeune instituteur après avoir entendu un de ses discours lors d'un congrès au Manitoba: «En 1924, je représentais l'A.C.F.C. au congrès de l'Association d'Éducation du Manitoba. Sur le programme du congrès un item avait particulièrement attiré mon attention: «Le rôle et les devoirs des commissaires d'écoles» par A. de Margerie. Quelqu'un me présenta M. de Margerie et fit son éloge. J'avoue que l'apparente jeunesse du conférencier me désappointa un peu. Il allait probablement nous développer quelques belles théories, de ces théories qu'on ramasse sur les bancs des collèges et qui ne tardent pas à s'effriter en face des réalités. «Mais dès les premières phrases, M. de Margerie entra dans le vif de son sujet. Pas de périodes ronflantes, pas d'éclats de voix, mais des idées claires, limpides, pratiques, à la portée de tout le monde. Un français impeccable, un style élégant, une parole prenante. Tout le monde écoutait. On n'osait pas même applaudir. On voulait entendre, ne pas perdre un mot. C'était tout un programme d'action à l'intention des commissaires que le jeune orateur nous traçait. Ce fut pour lui un triomphe et pour moi une révélation.»(1)
Antonio de Margerie accepte de venir prêter main forte en Saskatchewan. Il enseigne quelques années à Hoey et devient presque immédiatement vice-président de l'A.C.F.C. et de l'Association des Commissaires d'École Franco-Canadiens de la Saskatchewan. Il est aussi l'un de ceux qui lancent et organisent les concours annuels de français de l'A.C.F.C., qui servent d'examens semi-officiels de fin d'année pour les élèves de langue française de toute la province. Quand le commandeur Eldège Morrier abandonne le poste de chef du secrétariat permanent de l'A.C.F.C. après quelques années de service, Antonio de Margerie accepte de prendre la relève. La rémunération pour ses nombreuses fonctions, il faut le dire tout haut, est et demeurera toujours bien modique. Le 1er juillet 1929, il entre officiellement en fonctions, à peu près au même moment où débute la crise économique et la terrible sécheresse des années 1930. Bon nombre de Franco-Canadiens de la Saskatchewan, dont une bonne partie de la couche instruite, partent vers l'Est. Le chef du secrétariat de l'A.C.F.C. doit donc en diriger presque entièrement à lui seul les activités dans le secteur de l'enseignement comme l'affirme Raymond Denis: «Il n'y a pas de doute que la présence de M. de Margerie au Secrétariat de l'A.C.F.C. fut un puissant stimulant pour notre personnel enseignant. C'était un expert en pédagogie. Il pouvait donner à nos institutrices et à nos instituteurs des directives qui étaient suivies avec confiance.»(2) «Avec M. de Margerie, les examens de français devaient prendre de l'ampleur. Le secrétariat de l'A.C.F.C. devint véritablement le Département d'Éducation des Canadiens français de la province. Le personnel enseignant s'habituait de plus en plus à s'adresser à ce secrétariat pour en recevoir des conseils et des directives.»(3) Sa discipline personnelle et son esprit de méthode lui permettent, de l'avis de M. l'abbé Roger Ducharme, d'accomplir à lui seul ce qui aurait ailleurs nécessité plusieurs têtes, et plusieurs bras aussi: «Il savait travailler, chaque coup de plume comptait. Il savait classifier les innombrables documents; aujourd'hui encore un élève de la 8e année en français, disons de 1930, peut obtenir les notes de son examen de l'A.C.F.C. Il fallait voir avec quelle précision et quelle propreté il exécutait les mille et une besognes travaux académiques dans un français impeccable et travaux «de cuisine» comme il disait lui-même que lui imposait son travail de chef du secrétariat général de l'A.C.F.C.»(4) Ce secrétariat occupe une partie de la maison familiale des de Margerie dans le village de Vonda. La famille compte neuf enfants et quelques chambres à coucher doivent nécessairement faire office de bureaux et d'entrepôts de livres et de documents. Un des fils, M. l'abbé Bernard de Margerie, relate quelques souvenirs de son enfance: «Le bureau occupait le deuxième étage, et puis un appartement en bas. Quand papa recevait des visiteurs du bureau, c'était dans le salon habituellement. Je me rappelle avoir travaillé au Gestetner, au miméographe, mais un ancien modèle, aussi jeune que je peux me rappeler. Je pense bien que je devais tourner des copies au miméographe quand j'avais six ans ou sept ans. «Un temps fort de l'année, toujours, c'était les fameux examens de français. Tout le travail se faisait chez nous: le travail d'impression des questionnaires, la mise sous scellé de ces questionnaires-là, dans des enveloppes brunes avec tous les timbres de caoutchouc que tu peux imaginer, avec toutes les mentions, «secret», «ne pas ouvrir avant telle heure»... Le matin où envoyait ça, tout le monde y travaillait... tous ceux qui avaient l'âge de raison... même maman, qui n'est pas la plus grande épistolière, y travaillait aussi... on y mettait notre orgueil de famille. «Ensuite les examens nous revenaient et on les renvoyait... par exemple, on envoyait toutes les dictées du Grade 6b à Mlle Marie-Antoinette Laframboise, mettons, pour correction. Ensuite de ça, elles nous revenaient, là on colligeait tout ça... ça prenait des semaines. Quand, au mois d'août, on envoyait le tout à La Liberté et le Patriote, c'était des cris de victoire, des soupirs de soulagement. Là, on prenait congé pour au moins 10 minutes...»(5) À cause de la crise économique, les cotisations et les dons à l'A.C.F.C., seule source de revenu à cette époque, rentrent au compte-gouttes. Le secrétaire se voit donc forcé de faire toutes les économies possibles: «Il savait épargner aussi, le papier, les enveloppes, le carton, la corde d'emballage, etc... Qui ne se souvient durant ce temps dur n'avoir reçu quelque colis du Secrétariat de l'A.C.F.C. dans un emballage défripé, oblitéré une ou deux fois, recollé, réadressé. Souci scrupuleux des sous à lui confiés et si péniblement recueillis. Les Franco-Canadiens de la Saskatchewan lui doivent une fière chandelle.»(6) Antonio de Margerie, déjà chef du secrétariat, est élu secrétaire-général de l'A.C.F.C. en 1934. Mais ce n'est pas la seule association nationale à laquelle il contribue, comme le rappelle M. l'abbé Roger Ducharme: indifférent. C'est ainsi qu'il aida activement à lancer, à soutenir et à animer grand nombre d'autres organismes qui virent seconder les efforts d'éducation et d'apostolat de l'A.C.F.C. Nommons seulement l'Association des Commissaires d'École Franco-Canadiens, l'Association des Instituteurs, les postes de radio française C.F.R.G. et C.F.N.S., le mouvement de Foyer-École, la Relève pour les jeunes, le Comité de Placement, des Bourses, du Sou de l'écolier, des Caisses populaires, du Mouvement Coopératif, etc... Il a aussi siégé, à titre de représentant des siens au Conseil de la Vie Française en Amérique.»(7) La lutte pour les postes de radio impose à Antonio de Margerie des surcharges de travail qu'il nous est aujourd'hui difficile d'imaginer. C'est d'abord l'A.C.F.C. elle-même qui mène de multiples démarches auprès de la Commission canadienne de la radio pour avoir quelques heures de français sur les ondes dans la province. Cela signifie d'autres dossiers à tenir à jour, d'autres mémoires à rédiger et à taper, d'autres lettres à faire parvenir aux ministres, aux sénateurs et à de hauts fonctionnaires. Puis, l'association engendre un comité, associé à la Radio-Ouest-Française, qui s'occupe plus directement de la question de la radiodiffusion; ce comité donne plus tard naissance à Radio-Gravelbourg et à Radio-Prairies-Nord. Antonio de Margerie contribue, toujours méthodique, posé, loyal, efficace, sans jamais perdre confiance. Et c'est à l'occasion des cérémonies d'entrée en ondes du poste C.F.N.S. de Saskatoon en novembre 1952 que le gouvernement français décerne, par la main de son consul, le comte Serge de Fleury, la Médaille des affaires étrangères à celui qui «a servi avec discernement et aussi avec ardeur la cause de la culture et de la langue françaises et qui, aujourd'hui non content de collaborer avec tant d'élan et de qualité à l'Association Catholique Franco-Canadienne de la Saskatchewan, étend le rayonnement de sa belle action au poste dont on célèbre aujourd'hui la naissance officielle.»(8) La modestie et la délicatesse d'Antonio de Margerie demeurent exemplaires. Dans son allocution de remerciement, il passe bien évidemment sous silence les luttes intestines qui ont souvent manqué de faire chavirer la barque dont on lui avait confié le gouvernail et il oublie la mesquinerie de bien des membres et des chefs de l'association qui ne lui ont jamais consenti plus qu'une fraction dérisoire du salaire qu'aurait commandé partout ailleurs sa formation et sa longue expérience. Avec sa générosité habituelle, il choisit de faire rejaillir sur la population toute entière l'honneur qui lui échoit: «Si nous pouvons compter aujourd'hui en Saskatchewan des réalisations françaises d'une réelle importance, en cette province où nous sommes une si petite minorité, si nous assistons en ce moment au couronnement de la plus audacieuse, de la plus folle de nos entreprises, c'est que nous avons su nous unir et travailler la main dans la main. Je considère donc, monsieur le consul, que c'est à toute la population franco-canadienne de la Saskatchewan que votre pays vient de rendre hommage.»(9) Antonio de Margerie est terrassé par une crise cardiaque en juillet 1961 et il doit abandonner son poste. Il continue néanmoins à s'intéresser à tous les aspects de la vie française dans la province et à prodiguer ses conseils éclairés. La population franco-saskatchewanaise l'honore de façon plus particulière à l'occasion d'un grand banquet au congrès de Prince-Albert en 1962. Dumont Lepage, gérant du poste de radio C.F.R.G. et vieux compagnon, le remercie de ses nombreuses années de service et lui remet une bourse: «le montant est bien modeste, poursuit M. Lepage, mais elle est grande de toute la grandeur des sentiments de ceux que vous avez servis.»(10) «M. de Margerie remercie alors en des mots très simples, ce n'est pas un tribun, mais chacun de ses mots va droit au coeur. Il dit combien le geste le touche, parce qu'expression de reconnaissance envers un vieux serviteur. Il le touche d'autant plus que dans l'assistance il voit tant de personnes qui ont apporté leur pierre à l'édifice de la survivance française en Saskatchewan, tant de ceux qui ont eu la patience de l'endurer pendant 25 ans...»(11) Antonio de Margerie meurt à l'hôpital universitaire de Saskatoon le 10 septembre 1964, à l'âge de 69 ans. La messe des funérailles est célébrée par son fils Bernard le 14 septembre en l'église paroissiale de Vonda et il est inhumé dans le cimetière du village où il avait travaillé durant tant d'années à la cause franco-saskatchewanaise. (citations: (1) La Liberté et le Patriote, 10 juillet 1959, p. 1; (2) Mémoires de Raymond Denis, p. 347, manuscrit aux Archives provinciales; (3) Liberté, 10 juillet 1959, p. 1; (4) Ibid., 18 septembre 1964, p. 1; (5) Entrevue de M. l'abbé Bernard de Margerie (R-8625) aux Archives provinciales; (6) Liberté, 18 septembre 1964, p. 1; (7) Ibid.; (8) Cérémonies d'inauguration de C.F.N.S. (R-8616) aux Archives provinciales; (9) Ibid.; (10) Liberté, 20 juillet 1962, p. 9; (11) Ibid. |
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