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Des gens

Alfred-Armand Latreille

Alfred-Armand Latreille, fils d'un grossiste parisien d'une honnête aisance, termine ses études de droit en ce début des années 1890. Rien dans son apparence – il est petit de taille et d'une constitution plutôt frêle – ne laisse soupçonner qu'il ne rêve que d'aventures et de grands espaces. Il s'est lié d'amitié avec le fils du premier haut commissaire canadien à Paris, le distingué Hector Fabre. C'est dans les bureaux de celui-ci, sur la rue de Rome, qu'il fait la connaissance de plusieurs personnalités canadiennes de passage dans la capitale française, dont entre autres l'ancien premier ministre québécois Adolphe Chapleau, et qu'il apprend à connaître et à aimer le Canada.
Hector Fabre l'incite à émigrer au Canada où, dit-il, le jeune homme pourra plus facilement mettre à profit ses vastes talents. Latreille connaît déjà le directeur de la Société Foncière du Canada, Pierre Foursin, en même temps secrétaire du haut commissaire. Cette société dont le financement a été assuré par quelques Parisiens fortunés possède des droits sur une grande étendue de terrain au sud de Wolseley, dans le territoire de l'Assiniboia, autour d'un hameau baptisé Montmartre. Un des actionnaires, tout juste de retour de la colonie, rencontre Latreille et réussit par son «éloquence bucolique» à le convaincre d'établir une beurrerie-fromagerie à Montmartre.

Dès son arrivée au début de l'été 1894, le jeune homme – il a en fait déjà 27 ans – constate que les colons ne possèdent chacun qu'une vache; la production laitière serait nettement insuffisante pour l'établissement d'une fromagerie rentable. Le projet, voué à un échec certain dans les circonstances actuelles, est remis aux calendes grecques.

Au cours d'excursions dans la région, Armand Latreille est saisi par la beauté d'une vallée verdoyante, «un oasis qui s'ouvre sous ses pas: une faille, longue de cinq milles environ, d'une largeur moyenne de trois quarts de mille, profonde de cent cinquante à deux cent pieds, ses pentes recouvertes de trembles et de bouleaux, où de longues coulées boisées rayonnent et se déversent comme des affluents et dont on ne soupçonne l'existence qu'en atteignant ses bords.» Quel contraste avec la plaine brûlée par le soleil d'été. L'endroit est situé à une trentaine de kilomètres au nord-ouest de la colonie de Montmartre et il portera bientôt le nom de Lac Marguerite.

«Le Lac Marguerite est serré à l'est et à l'ouest entre deux collines dont il reflétait, par les soirs calmes d'été aux longs crépuscules, les pentes abruptes et boisées; les pélicans au vol lourd, au long bec grotesque, s'y posaient mollement sans rider la surface où ils laissaient errer leur taches blanches; à l'automne, les canards et les oies sauvages s'y abattaient sans troubler leur solitude. Bien des jours, les Indiens avaient dressé leurs tentes au sommet de ses collines où, lorsque pour la première fois depuis que le soleil se mirait dans les eaux, un Blanc vint construire sa demeure, on aurait pu suivre encore l'empreinte à peine effacée de leurs pas. Vestiges de campement, foyers éteints dont les brindilles charbonnées marquaient la place; cercles de pierre qui avaient retenu au sol la toile des tentes; pointes de flèches en silex taillé; les petits calumets de pierre rouge brisés et, sur une butte, dans la vallée qui mène au Petit Lac, cette sépulture d'enfant à peine refermée de quelques pierres qu'un coyote rôdeur nous fit découvrir.»

Latreille s'associe à un Belge du nom d'André Gouzée; les deux partenaires se livrent à la culture du blé et à l'élevage des bêtes à cornes. L'entreprise marche bien et le jeune Parisien déraciné retourne en France tous les hivers ou presque. Au printemps de 1898, il revient au pays avec sa jeune épouse, Victorine Marie Monique Maire, fille d'un colonel de l'armée. À partir de ce moment, le foyer des Latreille devient une halte obligatoire pour tous les notables de France et du Québec qui viennent visiter la région et constater les progrès du peuplement. C'est, dit-on, la meilleure table de l'Ouest.

Armand Latreille est d'ailleurs bien connu en haut lieu et le premier ministre Wilfrid Laurier lui offre un poste dans la haute administration à Ottawa. Flatté de l'offre, il la refuse néanmoins, préférant la vie au grand air sur son ranch; sa santé n'a jamais été meilleure et il ne fait aucun doute qu'elle s'étiolerait rapidement dans les bureaux étouffants à la ville. Il confie d'ailleurs souvent à des amis proches qu'il ne saurait plus supporter, comme il dit, l'esclavage de la société.

Le troupeau des deux partenaires erre sur des pâturages appartenant au Canadien Pacifique et couvrant presque les trois quarts d'un canton. La grande réserve indienne des Assiniboines est située à peu de distance et c'est là que les deux hommes vont chercher le fourrage d'hiver pour leurs animaux. Le foin est fauché et mis en meules à l'automne, puis charroyé selon les besoins en hiver. Au temps des fenaisons, Latreille passe souvent la nuit à la belle étoile, dans une meule de foin. Le vénérable chef Carry-the-Kettle vient quelquefois rendre visite au petit Français à la barbiche et ils conversent jusqu'à tard dans la nuit par signes, tout en fumant la pipe. Latreille parlera toujours avec cordialité de son visiteur et ami. «Vieillard courtois, poli, de petite taille et de haute allure, d'une grande noblesse de manières; regard perçant et fin sourire; dont la parole, les gestes, l'attitude inspirent la sympathie et commandent le respect. Il est toujours vêtu d'une tunique de sous-officier de la marine au galon d'or, chaussé de mocassins bordés de perles; tête nue aux longues nattes d'ébène encadrant le visage; les mains fines et soignées; souple sur son poney pie.»

En 1906, le gouvernement central veut ouvrir le district au sud d'Indian Head à la prise de homesteads et il reprend les terres du Canadien Pacifique. Cela signifie bien évidemment la fin du ranch et le troupeau est expédié aux abattoirs de Saint-Boniface à la fin de cette année-là. Gouzée retourne en Belgique, mais les époux Latreille ont décidé de rester. Ils ont déjà acheté une demi-section le long de la vallée de la Red Fox Creek et ils vont y ériger une demeure confortable, parfaitement bien adaptée aux conditions climatiques des Prairies. Protégée des vents du Nord par les collines et faisant face au sud, elle comporte un grand bureau-bibliothèque muni de larges fenêtres, où Armand Latreille consulte les journaux qu'il continue à recevoir régulièrement de Paris.

S'il s'intéresse à la politique, aux relations internationales, aux livres et aux arts, il n'en néglige pas pour autant l'exploitation de ses terres. Homme d'affaires avisé, il possède bientôt toute une section de terrain. Durant les années 1930, les Latreille ont moins à souffrir de la sécheresse et de la mévente du blé que d'autres fermiers. Située dans une vallée, arrosée par un ruisseau et pourvue de verts pâturages et de bosquets pour le bois de chauffage, la ferme est idéale pour la culture mixte.

Les Latreille exploitent leur ferme jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors qu'elle passe entre les mains d'une des filles. Le vieux couple continue néanmoins d'habiter sur la ferme, se retirant à Régina pour les mois d'hiver. Madame Latreille meurt en 1950 et son époux quatre ans plus tard, à l'âge de 87 ans.

(citations: A.-A. Latreille, Montmartre: notes et souvenirs, 1893-1904, Fonds Toupin aux Archives provinciales; renseignements: Indian Head: History of Indian Head and District, p. 496-497; Fonds Boyer et Homestead Files aux Archives provinciales)





 
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